1754-03-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher et respectable amy j'applique à mes blessures cruelles la goute de baume qui me reste, c'est la consolation de m'entretenir avec vous.
Je ne pouvais pas deviner quand je pris en1752 la résolution de revenir vivre avec vous et avec madame Denis, quand pour cet effet je faisais repasser une partie de mon bien en France avec autant de difficulté que de précaution, que Le roy de Prusse qui ouvrait touttes les lettres de madame Denis, et qui en a un receuil, deviendrait mon plus cruel persécuteur? Je ne pouvais deviner qu'en revenant en France sur la parole de made de Pompadour, sur celle de mr d'Agenson, j'y serois exilé; je ne pouvais assurément prévoir la barbarie iroquoise de Francfort. Vous m'avourez encor que je ne devois pas m'attendre que Jean Neaume dût prendre ce temps pour imprimer ce malheureux abrégé d'une prétendue histoire universelle, et que ce coquin de libraire dût sans m'en avertir se servir de mon nom pour gagner quelques florins et pour achever de me perdre; ny qu'il eût la friponerie d'oser écrire à mr de Malzerbe et de luy faire acroire que je n'étais pas fâché du tour qu'il me jouait. Il me semble encor, que quand je me retiray à Colmar pour y avoir le secours de deux avocats qui entendent le droit public d'Allemagne, et pour y achever les annales de L'empire, je ne pouvais savoir que j'allais dans une ville de hottentots gouvernée par des jésuittes allemans. Ce n'est que depuis peu que j'ai sçu que ces ours à soutanne noire avaient fait brûler Bayle dans la place publique, il y a cinq ans; et que l'avocat général de ce parlement apporta humblement son Bayle, et le brûla de ses mains. Je ne pouvais encor prévoir que ces jésuittes exciteraient contre moy un évêque de Porentru, qu'ils voudraient faire agir le procureur général. Enfin échappé à peine de cette persécution absurde, accablé de maladies et de malheurs devai-je m'attendre mon cher ange que ma nièce à qui je n'ay jamais écrit un seul mot qui pût luy déplaire, qu'une femme dont j'ay préféré le bonheur à tout, et avec qui j'en use d'une manière dont je vous fais juge, m'écrirait des choses d'une indécence si atroce, et d'une injustice si cruelle. Etait ce à elle de déchirer tant de playes, et d'empoisonner ainsi les derniers jours d'une vie si malheureuse? Je sçai qu'on abuse toujours du sort d'un infortuné, je sçai qu'on se fait de ses malheurs même un droit de le condamner, et d'exercer sur luy un empire accablant. Mais c'en est trop qu'une personne si chère et si proche outrage à ce point la nature et l'amitié. Je vous répète qu'on m'a fait craindre la perte de mes biens, et que je n'ay songé qu'à luy assurer les débris de mon naufrage, que je luy ay demandé comme à vous un commissionaire qui allast chez Laleu, qui l'aidât dans ses affaires et dans les miennes, dans la vente nécessaire de mes meubles. Esce là un sujet de plaintes? et quand c'en serait un, serait elle en droit de parler ainsi à un homme de mon âge qui la traittait comme sa fille? et supposé encore qu'elle eût quelque léger prétexte d'insulter à ce point à des droits si sacrez, ne devait elle pas au moins du respect à mes malheurs? Vous sentez mon état mon cher ange. Vous devez d'ailleurs ne vous pas dissimuler que ma douloureuse situation ne peut changer; que je n'ay rien à espérer, rien à faire qu'à aller mourir dans quelque retraitte paisible. Le sort de quiconque sert le public de sa plume n'est pas heureux. Le président de Tou fut persécuté, Corneille et la Fontaine moururent dans des greniers, Moliere fut enterré à grand'peine, Racine mourut de chagrin, Roussau dans le banissement, moy dans l'exil. Mais Montcriffe a réussi, et cela console. Mon cher ange la vraye consolation est une amitié comme la vôtre, soutenue d'un peu de philosofie. Mais il faut être bien philosophe pour tenir aux outrages que made Denis m'a faits. Malheur aux cœurs sensibles.

Adieu, je vous embrasse mille fois.

V.