1754-02-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je ne vous écris point de ma main, mon cher et respectable ami.
On dit que vous étes malade comme moi; jugez de mes inquiétudes. Voici le temps de profiter de voïes du salut que Le Clergé ouvre à tous Les fidèles. Si vous avez un Bayle dans vôtre bibliothèque je vous prie de me l'envoïer par La poste afin que je Le fasse brûler, comme de raison, dans la place publique de la Capitale des hotentots où j'ai l'honneur d'être. On fait ici de ces sacrifices assez communément, mais on ne peut reprocher en cela à nos sauvages d'immoler leurs semblables comme font Les autres antropofages. Des révérends Pères Jésuites fanatiques ont fait incendier ici sept éxemplaires de Bayle, et un avocat général de ce qu'on appelle le Conseil souverain d'Alsace a jetté le sien tout Le premier dans les flammes, pour donner L'exemple, dans le temps que d'autres Jésuites plus adroits font imprimer Bayle à Trevoux pour leur profit. Je cours risque d'être brûlé moi qui vous parle, avec La belle histoire de Jean Néaulme. Nous avons un évêque de Porentru (qui eût crû qu'un Porentru fût évêque de Colmar!). Ce Porentru est grand chasseur, est grand buveur de son mêtier, et gouverne son diocèse par des Jésuites allemands qui sont aussi déspotiques parmi nos sauvages des bords du Rhin, qu'ils le sont au Paraguai. Vous voïez quels progrès la raison a fait dans Les Provinces: il y a plus d'une ville gouvernée ainsi; quelques justes haussent les épaules et se taisent. J'avais choisi cette ville comme un azile sûr dans le quel je pourais surtout trouver des secours pour Les annales de L'empire, et j'en ai trouvé pour mon salut plus que je ne voulais. Je suis prêt d'être excommunié solidairement avec Jean Néaulme. Je suis dans mon lit, et je ne vois pas que je puisse être enseveli en terre sainte. J'aurai La destinée de votre chère Adrienne, mais vous ne m'en aimerez pas moins. Je vous prie, mon cher ange, de dire à ma nièce qu'elle prend très-mal son temps pour m'écrire des choses cruelles. Je vous ai présenté il y a quelque temps une petite requête pour avoir un correspondant moitié belles Lettres et nouvelles, moitié Affaires qui soit homme à aller chez mon Procureur, chez mon notaire, et chez les Libraires, et qui moïennant une rétribution que vous auriez bien voulu régler, serait mon petit correspondant. J'ai grand peur que ce ne soit vôtre maladie qui vous ait empêché de me faire réponse.

Portez-vous bien, je vous en prie, si vous voulez que j'aïe du courage. J'en ai grand besoin. Jean Néaulme m'a achevé. Jeanne d'Arc viendra à son tour. Tout cela est un peu embarassant avec des cheveux blancs, des coliques, et un peu d'hidropisie et de scorbut. Deux personnes de ce païs-ci se sont tuées ces jours passés; elles avaient pourtant moins de détresses que moi; mais l'espérance de vous revoir un jour me fait encor supporter La vie. Je vous embrasse tendrement mon cher ange. Je vous supplie encor une fois de faire des reproches à ma nièce d'avoir déchiré mes blessures d'une main qui devait les fermer.

V.