1759-04-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Le Journal encyclopédique.

Messieurs,

Vous dites dans vôtre journal du mois de Mars, qu'une espèce de petit roman intitulé de L'optimisme ou Candide, est attribuée à un nommé Mr de V. Je ne sçais de quel Mr de V. vous voulez parler; mais je vous déclare que ce petit livre est de mon frère Monsieur Démand, actuellement capitaine dans le Régiment de Brunsvik, et à l'égard de la prétendue royauté des Jésuites dans le Paraguai, que vous appellez une misérable fable, je vous déclare à la face de L'Europe que rien n'est plus certain; que j'ai servi sur un des vaisseaux espagnols envoyez à Buenos-Aires en 1756 pour mettre à la raison la colonie voisine du St Sacrement, que j'ai passé trois mois à l'Assomption, que les Jésuittes ont de ma Connaissance vingtneuf provinces qu'ils appellent réductions, et qu'ils y sont les maîtres absolus au moyen de huit réales par têtes qu'ils payent au gouverneur de Buenos-Aires pour chaque père de famille, et encor ne payent-ils que pour le tiers de leurs cantons. Ils ne souffrent pas qu'aucun espagnols reste plus de trois jours dans leurs réductions. Ils n'ont jamais voulû que leurs sujets apprissent la langue castillane, ce sont eux seuls qui font faire l'exercice des armes aux Paraguains, ce sont eux seuls qui les conduisent. Le Jésuite Tomas Verle, natif de Bavière, fut tué à l'attaque de la ville du St Sacrement, en montant à l'assaut, à la tête des paraguains en 1737, et non pas en 1735, comme le dit le Jésuite Charlevoix, auteur aussi insipide que mal instruit. On sçait comme ils soutinrent la guerre contre Don Antequera; on sçait ce qu'ils ont tramé en dernier lieu contre la couronne du Portugal, et comme ils ont bravé les ordres du Conseil de Madrid.

Ils sont si puissants qu'ils obtinrent de Philippe 5, en 1743, une confirmation de leur puissance qu'on ne pouvait leur ôter. Je sçais bien, messieurs, qu'ils n'ont pas le tître de Roy, et par là on peut excuser ce que vous dites de la misérable fable de la royauté du Paraguai. Mais le dey d'Alger n'est pas Roy, et n'en est pas moins maître. Je ne conseillerais pas à mon frère le Capitaine, de faire le Capitaine, de faire le voyage du Paraguai, sans être le plus fort.

Au reste, Messieurs, j'ai l'honneur de vous informer que mon frère le Capitaine qui est le Loustik du Régiment est un très bon chrétien, qui en s'amusant à composer le Roman de Candide dans son quatrier d'hiver, a eu principalement en vüe de convertir les Sociniens. Ces hérétiques ne se contentent pas de nier hautement la Trinité et les peines éternelles, ils disent que Dieu a nécessairement fait de nôtre monde le meilleur des mondes possibles, et que tout est bien. Cette idée est manifestement contraire à la doctrine du péché originel. Ces nouvateurs oublient que le serpent qui était le plus subtil des animaux, séduisit la femme tirée de la côte d'Adam, qu'Adam mangea de la pomme déffendüe, que Dieu maudit la terre qu'il avait bénite: maledicta terra in opere tuo; in laboribus comedes.

Ignorent-il que tous les pères sans en excepter un seul, ont fondé la Religion chrétienne sur cette malédiction prononcée par Dieu même, dont nous ressentons continuellement les éffets? Les Sociniens affectent d'exalter la providence, et ils ne voyent pas que la providence les punit, ils ne voyent pas que nous sommes des coupables tourmentés, qui devons avoüer nos fautes et nôtre punition. Que ces hérétiques se gardent de paraître devant mon frère le capitaine, il leur ferait voir si tout est bien.

Je suis, Messieurs, vôtre très humble et très obéïssant serviteur

Démad

P. S. Mon frère le Capitaine est l'intime ami de Mr Ralph, professeur assez connû dans l'accadémie de Francfort sur L'Oder, qui l'a beaucoup aidé à faire ce profond ouvrage de philosophie, et mon frère a eu la modestie de ne l'intituler que traduction de Mr Ralph, modestie bien râre chez les auteurs!