1756-04-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Ursule de Klinglin, comtesse de Lutzelbourg.

J'ai déchifré votre lettre Madame, avec le plus grand plaisir du monde.
Ne jugez point, s'il vous plait, de mon attachement pour vous par mon long silence. Ma mauvaise santé, ma profonde retraite, l'éloignement où je suis de tout ce qui se passe dans le monde, le peu de part que j'y prends, tout cela fait que je n'ai rien à mander aux personnes dont le commerce m'est le plus cher. Je n'ai presque plus de correspondances à Paris. Le célèbre Tronchin qui gouvernait ici ma malheureuse santé, m'a abandonné pour aller détruire des préjugés en France, et pour donner la petite vérole à nos Princes. Je ne doute pas qu'il ne réussisse malgré les cris de la Cour et des sots. Tout allait à merveille le 5 du mois, made de Villeroi attend la première place vacante pour être inoculée. Les enfans de mr de la Rochefoucault et de mr le maréchal de Bellîle se disputent le pas. Il a plus de vogue que la Du Chape, et il la mérite bien. C'est un homme haut de six pieds, savant comme Esculape, et beau comme Apollon. Il n'y a point de femme qui ne fût fort aise d'être inoculée par lui.

Nous commençons à prendre les sistèmes des anglais, mais il faudrait aussi aprendre à les battre sur mer. Je crois actuellement mr de Richelieu en chemin pour aller voir s'il y a d'aussi beau marbre à Port-Mahon qu'à Gênes, et si on y fait d'aussi belles statues. Il poura bien rencontrer sur sa route quelque brutal d'amiral anglais qu'il faudra écarter à coups de canon: mais je me flatte que le Gouvernement a bien pris ses mesures, et que les français arriveront avant les anglais. Ceux-ci ont plus de deux-cent lieuës de mer à traverser, et mr de Richelieu n'a qu'un trajet de soixante et dix lieuës à faire, ce qui peut s'éxécuter en quarante heures très aisément par le beau temps que nous avons.

Quoique je ne sois pas grand nouvelliste, il faut pourtant, Madame, que je vous dise des nouvelles de l'Amérique. Il est vrai qu'il n'y a point de Roy Nicolas, mais il n'en est pas moins vrai que les Jésuites sont autant de rois au Paraguai. Le Roy d'Espagne envoye quatre vaisseaux de guerre contre les révérends Pères. Cela est si vrai que moi qui vous parle, je fournis ma part d'un de ces quatre vaisseaux. J'étais, je ne sais comment, intéressé dans un navire considérable qui partait pour Buenos Aires: nous l'avons fourni au Gouvernement pour transporter des troupes; et pour achever le plaisant de cette avanture, ce vaisseau s'appelle le Pascal; il s'en va combattre la morale relâchée. Cette petite anecdote ne déplaira pas à votre amie: elle ne trouvera pas mauvais que je fasse la guerre aux Jésuites quand je suis en terre hérétique. Avouez Madame, que ma destinée est singulière. Je vous assûre que nous regrettons tous les jours Made Denis et moi que mes Délices ne soient pas auprès de l'Isle Jar. Mais songez, s'il vous plait, que je vois le Lac et deux rivières de ma fenêtre, que j'ai eu des fleurs au mois de février, et que je suis libre.

Voilà bien des raisons madame, mais elles ne m'empêchent pas de regretter l'île Jar. Daignez faire souvenir de moy monsieur votre fils.

Je vous renouvelle mon tendre respect.

V.