1755-04-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Robert Tronchin.

J'ay reçu mon cher correspondant de quoy me purger et de quoy boire.
J'ay commencé par le vin de St Laurent et je doute que la rubarbe soit aussi bonne, mais j'en ay malheureusement plus besoin que de vin.

Vous devez avoir reçu de moy deux lettres de change sur mr de la Leu, l'une de 14000lt, l'autre de 1000lt. Les Delices seront chères, mais elles mériteront leur nom. Il faudra du temps et des soins. Ce qui me pique c'est que le nécessaire manque. Je vous l'ay déjà dit. Le pressoir est avec l'orangerie, les chevaux avec les vaches, la serre sous ma chambre à coucher, le potager auprès du parterre, et cela s'appellait avoir du goust. Les meubles ne sont pas plus élégants. Il a fallu faire venir trente caisses de Paris, et nous n'avons pas le tiers de ce qu'il faut. Ayez donc toujours bien pitié de nous. Figurez vous monsieur qu'on ne connaît point icy les sangles pour les lits et pour les fauteuils. La propreté et la commodité sont les dernières choses qui s'établissent chez les hommes. Je vous fais cette déclamation pour vous préparer à la prière de nous faire avoir quatre cent aunes de sangle pour vous bien coucher et pour vous asseoir aux Délices, vous, et tous les Tronchins, et nous aussi qui nous comptons Tronchins.

Je vous parlais en qualité de bostangi d'œilletons d'artichaux et il se trouve que vous m'avez envoyé des fleurs au lieu de légumes. Joignez utile dulci. Œilletons d'artichaud à replanter s'il vous plait, pieds de fraisier si votre bonté n'est pas rebutée et si la facilité s'y trouvent, et tout ce qu'on peut mettre dans un jardin au mois de may, et mes habits, et deux pièces de velours d'Utrecht cramoisi, et une pièce velours d'Utrecht mêlé. Allez, allez, courage, vous n'êtes pas au bout.

Et un sixain d'épingles n. 4 et un sixain n. 18, et un douzain n. 9 et un douzain n. 14; et puis vous m'enverrez une douzaine de fois au diable. Pour moy j'y envoye mrs Gilly et Buenos Aires et la mer du sud. Mais le mal le plus grand c'est que je n'en peux plus, tout guai que je vous parais. Adieu mon cher amy, je vous demande pardon et je vous embrasse bien tendrement.

V.