1755-04-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Robert Tronchin.

C'est votre jardinier, Monsieur, qui vous écrit aujourdui.
Vous avez un plus grand jardin, et en moi un plus grand importun que vous ne pensez. Je ne vous demande rien en qualité d'Intendant de vos bâtiments; mais en qualité de votre Bostangi, j'ai bien peur d'abuser de vos bontés. Nous avions demandé Madame Denis et moi à Mr Sonin toutes les graines qui peuvent se semer au mois d'avril, et peut-être en recevrez-vous incessamment par la Diligence de Lyon. Vous aviez déjà prévenu nos désirs par vos faveurs; mais si Mr Sonin nous envoie encor quelque chose, cette surabondance ne nuira assûrément pas.

La requête que je vous présente actuellement, est pour des œuilletons d'artichaux dont nous manquons absolûment, pour la plus grande quantité possible de lavande, de thin, de rosmarin, de mente, de basilic, de rue, de fraisiers, de mignardise; et de thadicée, de baume, de percepierre, d'estragon, de sariette, pimpernelle, de sauge, et d'hissope pour nous laver de nos péchez, etc., etc., etc., etc., etc., etc.; et généralement parlant, de tout ce qui peut faire les bordures des potagers. Voilà, Monsieur, l'objet de ma passion présente, et c'est la plus grande que j'aye après celle de pouvoir vous posséder ici. Daignez donc faire en sorte que votre jardin soit le mieux fourni du territoire de Genêve. On ne connait pas plus ici les bordures de potager, que les femmes n'y connaissaient les garderobes. Il faut qu'il ne manque rien à nos délices; embellissez votre empire, et soyez sûr de celui que vous aurez toujours sur le cœur de Madame Denis et sur le mien.

Ces deux cœurs là sont assurément bien à vous.

V.

Vous devez avoir le Kain pour vos plaisirs, il ne luy manque que de la voix.

P. S. Comme nous allions fermer notre lettre, nous avons songé Madame Denis et moi qu'il fallait peindre tous vos treillages en beau verd, toutes vos portes en blanc, tous vos carreaux en rouge, et quelques portes en beau jaune. Je suis donc encore Monsieur, assez hardi pour vous prier de donner commission de faire venir à nos Délices, 150 livres de verdet, 300 livres d'huile de noix, 200 livres de céruse, 50 livres de bleu, 50 livres d'ocre jaune, 50 livres de rouge pour les planchers, et 50 de litarge, et 80 livres de colle forte.

Ne dédaignons point les petits détails quand il s'agit d'embellir ce que l'on aime.

Mille pardons, je vous embrasse.

V.