Monseigneur,
Vôtre Grandeur vient de me marquer une bonté vraiement paternelle.
Elle m'avertit des fautes, dont on m'accuse. Je L'en avois priée. Je Luy en fais mes tendres et sincères remerciments. Elle sera, je n'en doute pas, charmée de voir mon innocence sur tous ces points, mais en mesme tems indignée contre Les personnes, qui Luy ont fait de si faux rapports. Leur passion contre moy Leur a fait oublier Le respect qu'on doit à vostre grandeur. Je pourrois faire de justes récriminations contre un de mes accusateurs, mais cela auroit L'air d'une vengeance et je n'en veux point; je prie mesme Le seigneur de leur pardonner, parce qu'ils ne sçavent ni ce qu'ils disent, ni ce qu'ils font. La confusion sera La punition de Leurs mensonges, quand ils sçauront que La vérité s'est présentée à vostre Grandeur. Tout ce que je vais avoir l'honneur de Luy dire, je ne craindrois pas d'en prendre Dieu à témoin; et je Le répéterois avec serment, à L'instant mesme, où je serois prêt à subir L'arrest de mon éternité.
On me voit dans une maison, où Le public me taxe de ne pas soutenir tous les décors de l'estat Eclésiastique. On me reproche donc et mon habitation, et mon séjour dans Le château de Fernex. C'est d'abord renouveller toutes mes douleurs. Je pleure touts les jours La perte de mon premier estat. Mes regrets n'en finiront qu'avec ma vie. Si je suis icy, c'est La nécessité qui m'y a conduit, et qui m'y retient. Un coup terrible nous avoit tout enlevé. Soit charité, soit amitié, un coeur touché de ma peine, m'offrit un azyle et des secours. Pouvois-je me refuser à sa générosité? Ma religion chez Luy ne court aucun danger. J'y suis aussi libre pour l'accomplissement de mes devoirs, que dans aucune de nos maisons. J'y dis La messe aussi souvent, que ma santé ne permettoit de La dire chez nous. Si je m'écartois de mon estat, mon Bienfaiteur m'aime assez pour m'en avertir, et pour me rappeller à mes obligations. Avant que de profiter de ses offres, j'en parlai à Monseigneur L'Evesque de Belley, et il ne m'en détourna pas; j'en parlai à mon supérieur, et il ne blâma pas mon dessein; j'en parlai à plusieurs personnes sages et vertuëuses, et Elles m'en félicitèrent, dans l'idée que je pourrois un jour contribuër à son salut. Dieu se sert de tout, il peut faire éclatter ses grandes miséricordes par qui, quand, et comme il Luy plait. La charité espère toujours. Ceux qui aiment la religion doivent être charmez de voir que cet homme, si généreux envers moy, tient encore à cette religion sainte, au moins par Les bontez, dont il honore un des ses ministres, qui peut être d'un secours continuel, et toujours présent à son nombreux domestique.
Pour ma conduite, mon tems est icy partagé entre mes devoirs spirituels, L'estude, et La charité. Je donne touts Les jours des Leçons à des enfants. Outre mon application aux Lectures de mon estat, j'ay appris L'anglois. Cela prouve au moins que j'aime La retraite, et que je sçais en profiter. Je suis moins dans Les compagnies, que dans ma chambre. Mes conversations et mes manières n'y ont rien que de conforme à mon estat. Je défie qu'on me cite un propos, un seul trait, qui y soit contraire. Quoyque ses Médecins m'aient ordonné de faire toujours gras, j'ay crû que L'édification êtoit préférable à ma santé, et jamais je n'ay manqué de faire maigre Les deux jours de La semaine. Si je parlois à un de mes accusateurs, je Luy dirois: quel est le public, qui me taxe de manquer à la décence de mon estat? est-ce vous, ou vos semblables, que je ne vois, et qui ne me voyent jamais? Vous ne sçavez comme je me conduis; vous blâmez donc ce que vous ignorez. Quelle injustice! Est-ce cette foule de personnes qui s'adressoient à moy pour la confession? Mais d'où vient que ces personnes s'y sont toujours adressées depuis que je suis à Fernex, tant que j'ay pû y confesser? Expliquez moy, s'il vous plait, comment Leur scandale a pû subsister avec une confiance aussi marquée? Est-ce Mr Le Résident qui m'a vû cy-devant et de près, et souvent, Mr de Monthou qui vient fréquemment à Fernex, et chez qui j'ay passé des semaines entières, Mr de Vernix, Mr Fabry? Voylà des qui connoissent Les bienséances de touts les estats. Est-ce Mr Le curé d'Ornex, qui, La décence mesme, et Le modéle du sien? Si ces Messieurs me condamnent, quoy que ma conscience ne me reproche rien, je souscris à Leur condamnation.
Bien Loin de vous conformer à la discipline du diocèse, vous ne faites aucune difficulté de porter l'habit Court. Je répons d'abord à L'accusation de la proposition. Quoyque je ne sois point Lié aux constitutions du diocése par Les serments qu'on y exige dans Les ordinations, et que je n'y sois tenu que par La circonstance du séjour que j'y fais, cependant je les respecte autant que personne; et je m'y conforme autant qu'il est en moy. En voicy une bonne preuve. Il y a plus d'un an que Les Médecins me menacent de perdre La vuë, si je ne porte pas La perruque. On m'en fit une d'abord; elle est dans ma chambre depuis ce tems là: et j'attens La dernière extrêmité, pour demander à vostre Grandeur une permission, que mes supérieurs m'auroient accordée, et qu'Elle ne me refuseroit pas dans un pareil besoin. Les statuts du diocèse m'obligent pas plus que Les préceptes de l'Eglise.
A La proposition, j'ay toujours porté La soutane dans mes fonctions éclésiastiques, et depuis qu'on m'a averti qu'on trouvoit mauvais que je fusse toujours en habit court, je la porte habituëllement. Je ne mets L'habit court, que quand je vais en ville, ou quand je fais des excursions dans Les campagnes voisines. Je m'en fais d'autant moins de difficulté, que n'ayant point de charge d'âmes, j'en suis d'autant moins obligé à être toujours prêt, et dans un estat convenable à L'administration des sacrements.
De jouer aux jeux prohibez par nos constitutions synodales. Il y a environ trois ans, que je jouäi aux Cartes avec Mr Le curé de Versenex, et avec de très honnestes personnes. J'êtois alors jésuite. Depuis ce tems on Luy proposa une autre partie; mais il ne voulut pas, soit qu'il ne fut pas d'humeur, soit qu'il se souvint de son serment qui ne me lioit pas. Je n'y joüe jamais, et mesme je n'en sçais aucun jeu. C'est ce que je puis faire assurer par toutes Les personnes, qui me voyent ordinairement. Mon jeu favori, mon unique jeu, c'est celuy des Echecs. Je ne crois pas qu'il soit défendu.
D'aller à La chasse. Il n'y a qu'une impudence effrontée, qui ait pû êcrire à Vostre grandeur une pareille fausseté. J'aime cet exercice, j'en conviens. Il m'avoit êté mesme ordonné par Les Médecins, comme nécessaire à ma santé. Néanmoins, malgré Le besoin mesme, pour prévenir ou arrester Les discours de certains esprits, j'y ai renoncé plus de deux ans avant nostre séparation, et depuis que je suis à Ferney, je n'ay pas tiré un coup de fusil. L'idée mesme ne m'en est pas venüe.
En baptisant un enfant, vous avez Laissé apercevoir que vous n'êtiez pas fort instruit de ce qui regarde L'administration de ce sacrement. Le respect que je dois à vostre grandeur m'oblige de répondre sériëusement à cette objection, dés qu'Elle s'est donnée La peine de me L'écrire. Elle n'entend pas sans doute qu'à mon âge, aprés avoir êtudié et régenté La Théologie, j'aye pû ignorer Les parties essentielles de ce sacrement. Une simple sage femme en est instruite. Il ne s'agit donc que des cérémonies. Comme jamais je n'avois conféré ce sacrement, j'avoüe que j'étois tout à fait neuf dans Les rits, et les formalitez que l'Eglise a jointes à son administration. J'allai mesme demander Là-dessus des instructions à Mr Le Curé de Fernex; c'étoit bien déclarer mon ignorance. Il ne m'en donna aucunes. Il se contenta de me dire qu'il seroit avec moy, et que cela iroit tout de suite. Je demandai Le rituël, et je le lûs. Malgré cela il est certain que j'êtois dans L'embarras d'un homme qui fait une chose importante pour La première fois, et sans instruction d'un maitre, et près d'un homme qui cherchoit à me déconcerter par ses brusqueries. Avant que de dire ma première messe, je sçavois certainement ce qui constitüe L'essence de ce sacrifice, j'avois bien lû Gavanti; néanmoins il m'auroit êté très difficile de la bien dire, si je n'avois eû pendant huit jours Les Leçons d'un bon maitre. Il en est de mesme, je pense, de touts Les prestres du monde.
Vostre grandeur termine sa Lettres par Le conseil qu'Elle me donne de m'attacher à quelque Eglise. Je Le suivrois avec Le plus grand plaisir. Mais mon âge et ma fortune s'opposent Là-dessus à mes désirs. Il y a plus d'un an, que Monseigneur L'Evesque de Belley m'offrit une bonne cure en Savoye. J'eûs L'honneur de luy répondre avec reconnoissance pour sa bonté, que j'étois trop vieux pour un tel fardeau, et que je ne pouvois plus que confesser, diriger, consoler, et soutenir Les âmes dans L'exercice de La vertu. Mes infirmitez d'ailleurs m'ont fait contracter des besoins, auxquels pourroient suffire Les quatre cents livres, que me donne sa Majesté. A peine suffiroient elles pour le plus simple nécessaire. On a trompé vostres Grandeur jusque dans L'énoncé de ma pension. Ces infidéles rapporteurs me donnet cinq cents livres. Il y en a cent de Leur libéralité.
Pardonnez moy, Monseigneur, La longueur de cette Lettre. Si j'avois moins d'idée de ve gr, elle eût êté plus courte; ou plustôt j'aurois pris le parti du silence. Ma seule innocence eût fait toute ma consolation. Mais je n'ai pû soutenir qu'un prélat de vostre mérite eût de moy une opinion aussi fausse et aussi injuste, que celle qu'on a cherché indignement à Luy inspirer. Je luy devois La vérité. Je La Luy ai présentée comme à L'homme qui me tient La place de dieu sur La terre.
Quant aux pouvoirs de confesser, j'ay fait ce que La charité et mon devoir demandoient. Ma conscience ne me reprochera point l'inutilité de mes derniers jours. Si vostre Grandeur me Les accordoit, je prévois qu'Elle seroit accablée par Les lettres diffamatoires de semblables gens. Mais, que vous me les accordiez, ou que vous me jugiez point à propos de le faire, daignez m'honorer d'une réponse de consolation. Vous La devez au respect filial, et à L'attachement inviolable, avec Les quels j'ay l'honneur d'estre
Monseigneur
De Vostre grandeur
Le très humble et très obéissant serviteur
Adam
à Fernex, ce 7 février, 1765