1752-03-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à — Le Baillif.

Je vous conjure mon cher camarade d'entrer dans mes peines et dans mes inquiétudes comme j'entre dans les tristes soins qui vous accablent; cette vie n'est pleine que de chagrins, et il faut s'aider, je vous jure qu'il est pour moy de la plus grande conséquence de n'envoyer à Paris aucun exemplaire qui ne soit corrigé.
M. le maréchal de Noailles et mr le président Henaut ont eu la bonté de se charger d'examiner cet ouvrage. Je n'en ay jamais envoyé que quatre exemplaires à Paris pour y être examinez. C'est celuy du président Henaut que Mr Formont a lu, et madame de Pompadour a rendu le sien à ma nièce. Je vous suplie encor une fois de recomander à mr Paquier de ne montrer le sien à personne, et je vous répète encor, que je ne sçai comment celuy là vous est parvenu. Il y a un mouvement si violent àprésent dans la librairie de Paris que je ne peux être trop circomspect. Je dois aller en France dans quelques mois, et vous sentez combien il serait cruel pour moy d'y arriver dans le temps qu'on serait mécontent. Vous ne voudriez pas assurément contribuer à me faire écraser sous les pierres d'un monument que j'élève à l'honneur de ma patrie.

Je vous demande avec la plus vive instance mon cher camarade d'écrire en conséquence à M. Pasquier, et de n'envoyer à Paris aucun de ces livres. Je suis encor à comprendre comment ils vous sont parvenus. Je n'en ay donné ny aux reines ny à personne. Encor une fois pardonnez moy mes craintes et ma douleur, et donnez moy en cette occasion des marques de votre amitié.

M. le maréchal de Richelieu m'écrit qu'il est très en peine de son paquet. Je luy ay mandé que vous aviez eu la bonté de le faire partir, que vous l'aviez adressé à M. de Bussi. Peutêtre le paquet étant trop gros, le courier l'aura laissé à Hambourg à mr de Champeaux pour le faire partir par une autre voye, mais mr de Champeaux m'en aurait averti. Il serait bien nécessaire que vous eussiez la bonté de m'instruire du nom du courier, et de la manière dont je pourais m'y prendre pour savoir des nouvelles d'un paquet dont l'objet est considérable et qui m'inquiète autant que le siècle de Louis 14. Voylà deux tristes avantures pour moy. Je vous suplie de me mettre aux pieds de madame de Tirconnell et de faire mes compliments au médecin. Ecrivez moy je vous en prie avant samedy afin que je puisse me conformer dans mes lettres à M. de Richelieu, à mr de Bussy, à mrs Paquier et Dargetà ce que vous aurez eu la bonté de me mander. Je vous embrasse de tout mon cœur et suis entièrement à vos ordres.

V.