1756-07-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Gabriel Amable Sénac de Meilhan.

Faites de la prose ou des vers monsieur, donnez vous à la philosofie ou aux affaires, vous réüssirez à tout ce que vous entreprendrez.
Je suis bien surpris de la conversation du maréchal de Noailles et de mylord Stairs. Ils ne se parlèrent certainement à Dettingen qu'à coups de canon. Monsieur le maréchal de Noailles s'en alla d'un côté et l'anglais de l'autre. Mylord Stairs vint à La Haye où je le vis. Ces deux généraux s'écrivirent. J'ay leurs lettres, mais la prétendue conversation est des mille et une nuits.

Soyez très sûr que jamais le lord Stairs ne parla à Louis 14 qu'en présence de Mr de Torcy, et le président Henaut sait bien que Mr de Torcy n'a jamais entendu cette rodomontade qu'on attribüe à Louis 14 et qui eût été assurément bien mal placée.

A l'égard de la maladie du maréchal de Saxe, il est vray que je ne me suis pas exprimé exactement. J'ay supposé mal àpropos que la fluxion de poitrine dont il est mort était une suitte de ses anciennes infirmitez. Monsieur votre père doit savoir cela mieux que moy, et je vous remercie de m'avoir fait apercevoir de mon erreur.

Tout ce que vous m'envoyez sur ce général me parait très conforme à son caractère. Il est étrange qu'il ait fait la guerre avec une intelligence si supérieure, étant très chimérique sur tout le reste. Je l'ay vu partir pour aller conquérir la Courlande avec deux cent fusils et deux laquais, revenir en poste pour coucher avec melle Lecouvreur, et construire sur la Seine une galère qui devait remonter de Rouen à Paris en douze heures. Sa machine luy coûta dix mille écus et les ouvriers se moquaient de luy. Mademoiselle Lecouvreur disait, qu'allait il faire dans cette galère? C'est pourtant luy qui a sauvé la France parce qu'il en savait plus que les hommes bornez à qui il avait à faire.

Vous me parlez monsieur d'un voiage philosophique vers mon petit pays roman. Vos lettres inspirent le désir de voir celuy qui les écrit. Ma retraitte serait très honorée et je serais charmé. Je félicite mr votre père d'avoir un fils aussi aimable. Assurez le je vous prie de mon attachement, et soyez persuadé de tous les sentiments que vous faites naître dans le cœur du suisse

V.