11e Mars 1767
Nonseulement, Monsieur, la personne que vous aviez chargée de me faire parvenir vôtre poëme de la conquète de la terre promise ne m'a point envoié vôtre ouvrage, mais il ne m'en a point parlé.
Une longue maladie à laquelle j'ai été sur le point de succomber, a été sans doute la cause de sa négligence. Mon ami ne m'a pas cru capable de juger des vers dans le triste état où j'étais. Je sens tout le prix de ce que j'ai perdu. Rien n'est plus poëtique que les conquêtes de Josué; tout y est prodige, et les miracles font un éffet d'autant plus admirable qu'on ne peut pas dire que l'auteur y amêne la divinité comme les poëtes grecs qui faisaient descendre un Dieu sur la scène quand ils ne savaient comment dénouer leur intrigue. On voit le doigt de Dieu par tout dans le sujet de vôtre ouvrage, sans que l'intervention divine soit une ressource nécessaire.
Josué pouvait aisément passer à gué le Jourdain qui n'a pas quarante cinq pieds de large, et qui est guéable en cent endroits, mais Dieu fait remonter le fleuve vers sa source pour manifester sa puissance.
Il n'était pas nécessaire que Jérico tombât au son de Cornemuses, Josué avait des intelligences dans la ville par le moien de Raab la prostituée. Dieu fait tomber les murs pour faire voir qu'il est le maître de tous les évènements. Les Amorrhéens étaient déjà écrasés par une pluie de pierres tombées du ciel; il n'était pas nécessaire que Dieu arrêtât le soleil et la Lune à midy pour que Josué triomphât de ce peu de gens qui venaient d'être Lapidés. Si Dieu arrête le Soleil et la lune c'est pour faire voir aux juifs que le soleil et la Lune dépendent de lui.
Ce qui me parait encor plus favorable à la poësie, c'est que le sujet est petit, et les moiens grands. Josué ne conquit à la vérité que dix huit lieues de païs, mais la nature entière est en convulsion pour le païs d'Ephraïm. C'est ainsi qu'Enée dans Virgile s'établit dans un village d'Italie avec le secours des dieux. Le grand avantage que vous avez sur Virgile, c'est que vous chantez la vérité et qu'il n'a chanté que le mensonge. Vous avez l'un et l'autre des héros pieux, ce qui est un grand avantage. Il est vrai qu'on pourait reprocher quelques cruautés à Josué, mais elles sont sacrées, ce qui est un grand avantage encor. Jugez, Monsieur, quel est mon regrêt de n'avoir pu lire encor dans ma terre non promise vôtre poëme sur la terre promise, qui me fait concevoir de grandes espérances.
J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois, Monsieur, vôtre très humble et très obéissant serviteur.