1762-04-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Madame la duchesse Danville, mes chers anges, fait bien de l'honneur aux Délices.
Elle peut arriver quand il luy plaira; il y aura de quoy loger quatre maitres de plein pied, même cinq. Mais que monsieur l'archevêque de Rouen ne s'imagine pas être à Gaillon. Qur toutte cette illustre compagnie pense être aux eaux, et s'attende à être un peu à l'étroit. Tout le monde sera bien couché, c'est la seule chose dont je réponds. On y trouvera de la batterie de cuisine, mais comme la moitié de notre linge a été brûlée dans nos fêtes de Ferney, nous ne pouvons en fournir. Je sens combien il est désagréable de ne pas faire la galanterie complette, mais il est bon d'avertir de ce qu'on peut, et de ce qu'on ne peut pas.

Je suppose que madame la duchesse d'Anville enverra à l'avance, quelque fourier, quelque maréchal de ses logis qui viendra préparer les lieux. Tous les secours possibles se trouvent à Geneve sous la main. Il ne sera pas mal de me faire avertir du jour de l'arrivée du maréchal de ses logis. Madame Denis arrangera tout avec luy, car pour moy il n'y a pas d'apparence que je puisse sitôt sortir de Ferney. Je suis toujours malade, je n'ay point porté santé depuis les journées de Tancrede et de Cassandre, et madame la duchesse d'Anville aura en moy un courtisan très peu assidu. Elle sera maîtresse absolue de la maison, et ne sera point gênée par son hôte: voilà, mes divins anges tout ce que je puis faire en conscience. Je ne doute pas que mes anges ne fassent mes très humbles excuses aux personnes que je voudrais mieux recevoir. Après tout elles seront infiniment mieux qu'en aucune maison de Geneve. Elles jouiront d'un assez joli jardin, d'un très beau paysage, elles seront à l'abri de tout bruit et de toutte importunité. Je crois que je dois au moins réparer par une lettre la minse réception que je fais à madame Danville, permettez donc que j'insère icy ce petit billet, et que je prenne la liberté de vous l'adresser.

Voulez vous àprésent un petit mot pour Cassandre? Je persiste à croire que cette pièce ne souffre aucun moyen ordinaire. Le Kain a dû le sentir à la représentation. Les choses sont tellement amenées qu'il n'est ny décent ny possible que les deux rivaux agissent. Cassandre au quatrième acte vient enlever sa femme mais il trouve la belle mère expirante; Antigone dispose tout pour tuer Cassandre aux portes du temple, mais il n'en sort pas. Au cinq: il n'y a pas moyen de troubler la cérémonie du bûcher. Les deux princes ne peuvent se douter qu'Olimpie va se jetter dedans puisqu'ils voyent les offrandes qu'on aporte à Olimpie sur un autel, et qu'elle doit présenter à sa mère avec ses voiles et ses cheveux. Croyez que le tout fait le spectacle le plus singulier, et le plus grand tableau qu'on ait jamais vu au téâtre. Mais encor une fois il faut des nuances, et je ne peux travailler dans l'état où je suis. Apeine pui-je suffire à Pierre Corneille.

Nous avons icy le père de la petite qui vient d'arriver de Cassel pour voir sa fille. Celuy cy ne sera jamais commenté, ou je suis le plus trompé du monde.

Eh bien on vient encor de vous prendre ste Lucie et le dernier de vos vaissaux qui revenait de l'ile de Bourbon.

Pauvres Français, vous n'aviez autre chose à faire qu'à vous réjouir! de quoy vous êtes vous avisez de faire la guerre?

Mes anges vivez heureux. Je baise le bout de vos ailes plus que jamais.

V.

J'ay une fluxion de poitrine et je cesse tout travail.