1739-01-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Je suis bien étonné mon cher amy de ne point recevoir de vos nouvelles.
Je voulois aller à Paris. Monsieur et madame du Chastelet m'en empêchent. Ecrivez donc; mandez moy tout naturellement si vous avez envoyé au Prince cet infâme libelle. Je ne peux le croire; mais enfin si cela étoit, il faut le dire afin que nous luy écrivions en consequence, et sans commettre personne.

Le libelle de ce monstre est une affaire du ressort du Lieutenant criminel plutôt que des gens de lettres, et on prend toutes les mesures nécessaires pour avoir justice. Vingt personnes me mandent que ce scélérat et son libelle sont en exécration. Je n'en suis point surpris. Je ne le suis que de votre silence, mais je ne doute pas que vous ne remplissiez tous les devoirs de L'amitié. Mon cœur ne peut jamais être mécontent du vôtre. Je ne me persuaderay jamais que vous craigniez plus de déplaire à un coquin qui vous a tant outragé, qu'à votre ami qui vous a toujours été si tendrement et si essentiellement uni. Aucune suitte de cette affaire ne m'embarasse. La verité, L'innocence, la générosité sont de mon côté, la calomnie, le crime et l'ingratitude sont de L'autre. Si je ne songe qu'à mes amis je suis le plus heureux des hommes, si je jette les yeux sur le public et sur la posterité l'honeur qui est dans mon cœur et qui préside à mes écrits m'assure que le public de tous les temps sera pour moy. Si pourtant mes ouvrages que je retravaille nuit et jour peuvent jamais me survivre

Mr le marquis du Chastelet justement indigné et qui prend en main ma cause avec les sentimens dignes de sa naissance et de son cœur, vous écrit et à mr de la Popliniere. Il ne faut pas qu'il soit dit que vous m'ayez démenti pour un scélérat ny que les souscriptions de la Henriade dont vous savez que je n'ay jamais reçu l'argent n'aient pourtant pas été remboursées de mon argent. S'il restoit une seule souscription dans Paris, s'il y avoit un homme qui ayant eu la négligence de ne pas envoyer sa souscription en Angleterre ait encor eu celle de ne pas envoyer chez moy ou chez les libraires préposez, je vous prie instament de le rembourser de mon argent quoyque par toutes les règles, souscription non réclamée à temps ne soit jamais payable. Ces règles ne sont point faites pour moy, et voylà le seul cas où je suis audessus des règles.

Vous vous êtes trompé dans la lettre écrite à me du Chastelet. Vous luy dites que vous vous souvenez qu'en 1724 l'abbé Desf. vous montra un libelle à la Riviere Bourdet. Vous prenez 1725 pour 1724, car en 1724 j'étois à la Riviere avec vous, etc. . . . .

Point du tout. Je relis les anciennes lettres, et celles de L'abbé des Fontaines, c'est moy qui m'étois trompé et qui avois pris un chifre pour un autre.

Voylà la seule erreur que j'espère comettre dans cette affaire qui sera poursuivie avec une rigueur nécessaire, égale à la tendre amitié que j'ay pour vous depuis vingt cinq années.

V.

Me Duch par parentèse a très grand tort de m'avoir caché tout cela pendant 8 jours. C'est retarder de 8 jours mon triomphe quoyque ce soit un triomphe bien triste qu'une victoire remportée sur le plus méprisable ennemy. La justification la plus ample est d'une nécessité indispensable, et je peux vous répondre que vous aprouverez la modération extrême et la verité de mon mémoire. Il doit toucher et convaincre. Encor une fois, et encor mille fois, vous vous imaginez que je dois penser comme mr de la Popliniere qui étant à la tête d'une famille, d'une grande maison, ayant un employ sérieux, et pouvant prétendre à des places, ne doit répondre que par le silence, à un libelle intitulé le Mentor cavalier, ou au vers impertinent de ce malheureux Roussau qui outrage tous les hommes en demandant pardon à dieu, et qui s'avise d'offenser en luy un homme estimable qu'il n'a jamais connu. Ce silence convient très bien à Pollion, mais il me déshonoreroit. Je suis un homme de lettres, et l'envie a les yeux continuellement ouverts sur moy, je dois compte de tout au public éclairé, et me taire c'est trahir ma cause. J'ay tout lieu d'espérer que ce sera pour la dernière fois, et que Le reste de mes jours ne sera consacré qu'aux douceurs de L'amitié.

J'aurois souhaitté que vous n'eussiez point envoié tous ces libelles au Prince R. et surtout que vous eussiez écrit une autre lettre à madame du Chastelet. Réparez tout cela au nom de L'amitié. Je vous répète que vous ne connaissez pas madame du Chastelet. C'est une âme si intrépide et si grande qu'elle prend pour le plus cruel de tous les afronts, ce que mon cœur pardonne aisément. Comptez que mon intérest a moins de part à tout ce que j'écris, que mon amitié pour vous.

V.

Avez vous envoyé le Neuton à mr de Montaze? Je vous prie de n'y pas manquer.