1739-01-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Mon cher Tiriot, je reçois votre lettre du 14.
Votre négligence à répondre trois et quatre ordinaires, a fait penser à madame du Chastelet, et à madame de Chambonin que vous aviez envoyé à s. a. R. le libelle affreux d'un scélérat, et madame de Chambonin en étoit d'autant plus persuadée, que vous luy aviez avoué à Paris que vous régaliez ce prince de tout ce qui se fait contre moy, qu'elle vous l'avoit reproché, et qu'elle en étoit encor émüe.

Votre silence, pendant que tout le monde m'écrivoit, ne m'a point surpris, moy qui suis acoutumé à des négligences souvent causées par votre peu de santé; mais il a indigné au dernier point tout ce petit coin de la Champagne; et vous devez à madame du Chastelet la réparation la plus tendre des idées cruelles que vous luy avez données. Il est très indubitable que je n'ay pas plus de part au préservatif que Le marquis Maffey n'en a eü au mérite vangé. Il est sûr que ma lettre qu'on a raportée sur l'abbé d. F. et sur vous, a été écrite il y a un an et plus. Il est encor très sûr qu'un mot de vous dans le pour et contre, si vous n'êtes point brouillé avec Provost, vous eût fait et vous feroit un honneur infini; car rien n'en fait plus qu'une amitié courageuse.

Je ne sçais pourquoy vous m'appelez malheureux et homme à plaindre; je ne le suis assurément point si vous êtes un amy aussi fidèle et aussi tendre que je le crois. Je suis aucontraire très heureux qu'un scélérat que j'ay sauvé, me mette en état de prouver papiers originaux en main, mes bienfaits et ses crimes, et je le remercie de m'avoir donné l'occasion de me faire connaître sans qu'on puisse m'imputer de la vanité.

L'exemple de l'abbé Prevost n'est fait pour moy d'aucune sorte. Je souhaite que ceux qui répondront jamais à des libelles suivent mon exemple et soient en état de me ressembler.

Madame du Chastelet, et tous ceux sans exception qui ont vu icy votre lettre, en sont si mécontents qu'elle vous la renvoye. C'est à elle seule à qui elle s'adresse à savoir si elle doit être contente, et non à ceux qui L'ont (dites vous) aprouvée, sans qu'ils sussent ce que madame du Chastelet qui est au fait de toutes les branches d'une affaire qu'ils ignorent, avoit droit d'exiger de vous. Il n'y a que deux personnes à consulter en telles affaires, soy même, et celuy à qui l'on écrit.

Quant à l'article des souscriptions que j'ay payées de mon argent, quoy que la valeur ne soit jamais venue entre mes mains (comme vous savez), c'est une chose dont vous pouvez, et devez, très bien vous charger, car je ne crois pas qu'il y ait deux souscripteurs qui n'aient eu ou le livre ou l'argent, et vous pouvez les payer de celuy que vous avez à moy. Cela est tout simple. Tout le reste est inutile.

Vos anciennes lettres où vous dites que Desfont. et un monstre, qu'il a fait contre moy un libelle intitulé apologie du sr de V., qu'il a fait imprimer la Henriade à Evreux avec des vers contre Lamotte, celles où vous dites que c'est un enragé, qui etc., tout cela a été vu, lu, relu icy signé par 20 personnes, déposé chez un notaire; ainsi, nul besoin d'éclaircissement: mais j'avais besoin moy d'un témoignage autentique de votre amitié, de votre diligence, d'un zèle honorable pour tous deux, égal à celuy que madame de Berniere a fait paraître; je l'attendois non seulement de votre tendresse mais de votre honneur outragé par un malheureux qui vous a toujours traité avec le dernier mépris et dont les outrages sont imprimez; je n'ay jamais soupçonné que vous balançassiez entre l'amy tendre et solide de 25 années, et le scélérat dont vous ne m'avez jamais parlé qu'avec horreur.

Encor une fois il ne s'agit que de vous et non de moy. Ecrivez à madame du Chastelet et au prince en termes qui leur persuadent [de] votre amitié, autant que j'en suis persuadé. C'est tout ce que je veux. J'ay fait assez de bien à des ingrats, j'ay fait d'assez bons ouvrages, et je les retouche avec assez d'assiduité pour ne rien craindre de la postérité ny pour mon cœur ny pour mon esprit qu'on n'apellera (ny l'un ny l'autre) paresseux. J'ay assez d'amis, et de fortune pour vivre heureux dans le temps présent. J'ay assez d'orgueuil pour mépriser d'un mépris souverain les discours de ceux qui ne me connaissent pas. En un mot loin d'avoir eu un instant de chagrin de l'absurde et sot libelle de D. F., j'en ay été peutêtre trop aise. Votre seul article m'a désespéré. Entendre dire par tout Paris que vous démentez votre amy, qui a preuve en main, en faveur de votre ennemy; entendre dire que vous ménagez D. F., c'étoit un coup de poignard pour un cœur aussi sensible. Je n'ay donc plus qu'à remercier mon bon ange, de deux choses, de la fermeté intrépide de votre amitié, qui ne doit pas être négligente, et de l'ocasion admirable qu'on me donne de confondre mes ennemis.

Ecrivez vous di-je à madame du Chastelet. Point de politique, point de ces lâches misères; allez vous faire foutre, avec vos gens de cœur qui voyent votre lettre. Il est question de votre cœur; il est question de vous attacher pour le reste de votre vie L'âme la plus noble qui existe au monde, et que vous adoreriez si vous saviez de quoy elle est capable.

Madame de Chambonin vous a écrit une lettre trempée dans l'amertume de ses larmes. Elle m'aime si vivement qu'il faut que vous luy pardoniez. Mais croyez moy parlez à me du Ch. du ton qui convient à sa sensibilité. Je vous embrasse, j'oublie tout, hors votre amitié.

V.

Songez qu'en de telles circomstances ne pas écrire à son amy sur le champ c'est le trahir. Négligence est crime.