ce 19 janvier 1739
Je suis malade, je ne peux vous écrire moymême.
Je n'avois pas le tems hier de vous dire tout, mais je ne dois vous laissez rien ignorer, et un amy a bien des droits. Croiez moy mon cher Tiriot, croyez moy, je vous aime et je ne vous trompe point. Madame Duchastelet ne peut qu'être irritée tant que vous ne réparerez point par des choses qui partent du cœur, la politique, l'inutile, l'outrageante lettre que je vous ay renvoyée par son ordre. Tout ce que vous m'avez écrit du 14 pour mal justifier cette lettre ostensible, et ce long et injurieux silence qui l'avoit suivie, l'a indignée bien d'avantage; on n'écrit qu'à ses ennemis de ces lettres ostensibles où l'on craint de s'expliquer, où l'on parle a demy, où l'on élude, où l'on est froid.
Examinez vous même la chose je vous en conjure et voyez combien il est indécent que vous paraissiez faire le politique avec madame du Chatelet, quand elle vous écrit simplement et avec amitié. Vous me mettez en presse. Vous me réduisez à la nécessité de combattre icy pour vous contre ses ressentiments, elle croit que vous me trahissez, il faut que je luy jure le contraire, elle se fâche, ses amies prennent son parti, tout cela me rend malade et un mot de vous eût prévenu tout ces combats.
Est il possible encor une fois que quand nous avons icy dix lettres anciennes de vous qui expliquent, qui détaillent tout le fait, toute l'horreur connue L'ab. D. F. vous affectiez aujourd'huy du mistères? Où diable avez vous pris d'écrire une lettre ostensible à Me du Chastelet? une lettre publique? la compromettre à ce point? montrer dites vous votre lettre à deux cent personnes? à des gens de cour? vous faire dire qu'il y a de la dignité dans cette lettre? vous de la dignité! à madame du Chastelet? Sentez vous bien la force de ce terme? Je vous parle vray parceque je suis votre amy. Votre lettre ostensible dont on ne vouloit point, votre long silence, vos excuses sont autant d'outrages à la bienséance, à l'amitié et à me du Chastelet. Est il possible que dans cette occasion vous ayez pu consulter autre chose que votre cœur? Voyez que de mal entendus votre silence a causez! Enfin tout cecy étoit bien simple. Vous avez été cité avec raison (et comme j'en ay droit) dans une lettre publique, vous vous trouvez entre votre amy et un monstre qui vous a mordu. Voudrez vous fuir à la fois votre amy, et ce monstre de peur d'etre mordu encore? Je suis un homme de lettres, et vous un amateur, j'ay de la réputation par mes travaux, et vous par votre goust, L'ab. D. F. nous a souvent attaquez l'un et l'autre. Il est clair qu'il y auroit la plus extrême lâcheté à l'un de nous deux d'abandonner l'autre, de tergiverser, de craindre un scélérat qui offense un amy. Il est clair qu'un silence de 16 jours en pareille occasion est un outrage plus grand de la part d'un amy, qu'un libelle n'est offensant de la part d'un coquin méprisé. Voylà le point essentiel, voylà toutte l'affaire, voylà ce qui a pensé faire prendre des résolutions extrêmes, et enfin quand au bout de 16 jours, vous m'écrivez, que voulez vous qu'on pense sinon que vous avez attendu que l'exécration publique contre Desf. vous forçast enfin à revenir à l'amitié? C'est ce que je ne peux ôter de la tête de tout ce qui est icy, et il y a baucoup de monde, mais c'est ce que je ne pense point. Je vous l'ay dit, je vous l'ay redit, je vous aime et je compte sur vous, et c'est parce que je vous aime tendrement que je vous gronde très sévèrement, et que je vous prie d'écrire comme par le passé, rendre compte des petites commissions, parler avec naiveté à madame du Chastelet qui peut vous servir infiniment auprès du Prince. L'affaire des souscriptions, si elle dure encor, est essentielle et votre honneur, votre devoir, je dis le devoir le plus sacré est de les payer de mon argent, s'il s'en trouve. Cela a paru si essentiel à Mr du Chastelet et à Madame du Chastelet que vous les outrageriez en faisant sur cela la moindre représentation. Il ne faut rougir n'y de faire son devoir, n'y de promettre de le faire, surtout quand ce devoir est si aisé. A l'égard de la lettre que Mr du Chastelet exige de vous il sera très piqué si vous ne l'écrivez pas, il la faut écrire; pour moy, je la trouve inutile, mais Mr du Chastelet et me du Chastelet la veulent; je vous la renverray, je n'en ferai point d'usage, mais il faut contenter Mad. Duch. Tout le monde est indigné icy de l'exemple de don Prevost que vous cité toujours. Quand quelque don Prevost aura refusé dix mille livres de pension d'un prince souverain, quand il aura donné quelquefois et partagé souvent le profit de ses ouvrages, quand il aura donné des pensions à plusieurs gens de lettres, quand il aura fait des ingrats et la Henriade, alors vous pourez me citer don Prevost. N'en parlons plus! Une lettre d'attachement à madame du Chastelet, de la vigueur et des lettres fréquentes à votre intime amy V, et tout est effacé, tout est oublié. Mais plus de politique, elle n'est faite n'y pour vous n'y pour moy, et je connais et n'aime que la franchise. Voylà tout ce que je veux et comptez que mon cœur est à vous pour jamais. Il est vray, il est tendre, vous le connaissez. Adieu.
J'ay dicté tout cela bien à la hâte. J'ajoute qu'on nous écrit dans le moment que votre malheureuse lettre à madame du Ch. va être publique dans le pour et contre; ah mon amy seroit il vray, ce seroit le plus cruel outrage à me Duch. et à toute sa famille. De quoy vous êtes vous avisé? quelle malheureuse lettre! qui vous la demandoit? pourquoy l'écrire? pourquoy la montrer?
S'il en est temps, volez chez le pour et contre, brûlez la feuille, payez les frais, épargnez cette scène affreuse; mais je ne crois pas que cela soit vray. Voylà ce que c'est que de garder le silence dans de telles occasions. Il falloit écrire toutes les postes. Je vous embrasse.