1739-01-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Adrien Helvétius.

Mon cher amy, toutes lettres écrites, tous mémoires brochez, toute réflexion faite, voicy à quoy je m'arrête.
Je vous prends pour avocat et pour juge.

Tiriot avoit oublié que l'abbé d. F. l'avoit traitté de colporteur et de faquin dans son dictionaire néologique; il avoit peut être aussi oublié un peu les marques de mon amitié; il avoit surtout oublié que j'avois dix lettres de luy par les quelles il me mandoit autrefois que Desf. est un monstre, qu'à peine sauvé de Bissetre par mon secours, il fit un libelle contre moy intitulé apologie, qu'il le luy montra etc. Tiriot ayant donc oublié tant de choses, et le vin de champagne de la Popliniere luy ayant servi de fleuve Lethé, il se tenoit coy et tranquile, faisoit le petit important, le petit ministre avec madame du Chastelet, s'avisoit d'écrire des lettres équivoques, ostensibles qu'on ne luy demandoit pas, et aulieu de vanger son amy, et soy même, de soutenir la vérité, de publier par écrit que la Voltairomanie est un tissu de calomnies, enfin aulieu de remplir les devoirs les plus sacrez, il buvoit, se taisoit, et ne m'écrivoit point. Madame de Berniere mon ancienne amie, outrée du libelle, m'écrit il y a huit jours une lettre pleine de cette amitié vigoureuse, dont votre cœur est si capable, une lettre, où elle avoue hautement tout ce que j'ay fait, tout ce que j'ay payé entre ses mains pour Tiriot même, tous les services que j'ay rendus à des Fontaines; la lettre est si forte, si terrible que je la luy ay renvoyée ne voulant pas la commettre. J'en attends une plus modérée, plus simple, un petit mot qui ne servira qu'à détruire par son témoignage, les calomnies du libelle, sans nommer et sans offenser personne.

Que Tiriot en fasse autant, qu'il ait seulement le courage d'écrire dix lignes par les quelles, il avoue que depuis vingt ans qu'il me connoit, il ne m'a connu qu'honnêt'homme et bienfaisant, que tout ce qui est dans le libelle et en particulier ce qui le regarde est faux et calomnieux, qu'il est très loin d'avoir pu désavouer ce que j'ay jamais avancé etc.

Voylà tout ce que je veux. Je vous prie de l'engager à envoyer cet écrit à peu près dans cette forme. Quand même cela ne serviroit pas, au moins cela ne pouroit nuire et en vérité dans ces circomstances, Tiriot me doit 10 lignes au moins. S'il veut faire mieux à luy permis. C'est une chose honteuse que son silence. Vous devriez en parler fortement à mr de la Popliniere qui a du pouvoir sur cette âme molle et qui a quelque intérest que la molesse n'aille point jusqu'à l'ingratitude.

De quoy Tiriot s'avise t'il de négocier, de tergiverser, de parler du préservatif? Il n'est pas question de cela, il est question de savoir si je suis un imposteur ou non, si Tiriot m'a écrit ou non en 1726 que l'abbé Desf. avoit fait pour récompense de mes bienfaits un libelle contre moy, si mr et me de Berniere m'ont logé par charité, si je ne leur ay pas payé ma pension, et celle de Tiriot, etc. Voylà des faits; il faut les avouer ou l'on est indigne de vivre.

Belle âme je vous embrasse, gratior et pulcro veniens in corpore virtus.

Je suis à vous pour ma vie.