à Paris ce 6 février 1739
Il n'est rien, monsieur, que je ne fisse pour vous témoigner la part sincère que j'ai prise avec la plus saine partie de Paris aux Chagrins qu'ont dû vous causer les procédés indignes de l'abbé Desfontaines.
Je Vois par la lettre que Vous me faites l'honneur de m'écrire que vous avès résolu de vous en vanger par le mépris et le silence. C'est sans doute le parti le plus digne de vous, mais je vous avoûrai que ce n'est pas sans quelque Regret que je vous sacrifie le ressentiment particulier que j'ai conçu contre L'auteur affreux de La Voltairomanie. Tout Paris connoît l'abbé Desf: moimême je l'ai connu à l'occasion de son dernier libelle. L'indignation de tout le monde me l'a décelé, et c'est aux murmures de tous les honêtes gens que je dois La Connaissance que j'en ai. Je ne prétendois que le démasquer à La province dont on m'a assuré qu'il étoit l'oracle et l'idole. C'étoit là tout mon dessein. Puisque vous le jugés, monsieur, contraire à vos intérêts, je consens à garder le silence et a oublier l'abbé Desf. J'ai lû en effet la Voltairomanie, ou pour mieux dire, je l'ai parcouru. Mais vous sçavés, monsieur, que ces sortes de libelles ne s'achètent point par les honnêtes gens. Il n'en faut qu'un éxemplaire pour infecter tout un Caffé. Cela court de mains en mains: La Voltairomanie est ainsi tombée dans les miennes, et je ne l'aurois pas lû autrement. Voici cependant ce qu'on m'en a dit. Je ne garantis pas le fait. Dès que le préservatif eut parû l'abbé Desf. courut chés M. Le Chancelier le peindre des Couleurs les plus noires, se plaignant amérement de vous qu'il en accusoit hardiment comme L'auteur; et protestant qu'il mourroit déshonoré, s'il ne répondoit pour se justifier. Il fit tant qu'il obtint qu'on n'inquiéteroit point son imprimeur, et qu'il feroit imprimer tacitement La Voltairomanie, qu'il apelloit sa justification. Tout ce qu'il y a de sûr, c'est que M. Héraut s'est expliqué de façon à ne point laisser douter de son indignation contre ce Libelle et son auteur: et de ce qu'il n'a pas agi, l'on peut conclûre qu'il étoit lié par des ordres supérieurs. Je suis bien aise, monsieur, de vous avertir d'un nouveau sujet de plainte que Vous avès contre l'abbé Desf. Vous êtes sans doute instruit de L'arrivée sécrete de M. Rousseau à Paris. Une personne d'un mérite distingué, et un de ceux qui travaillent à le réconcilier avec sa patrie, avoit aussi entrepris de le réconcilier avec vous. Il est ami commun de vous et de m. Rousseau. La fureur de L'abbé Desf. qui cherche à vous faire des ennemis partout, a voulu éterniser un différend qui ne pouvoit pas durer longtemps entre personnes d'un grand mérite qui s'estiment réciproquement. Il a abusé de quelques mauvais vers que m. Rousseau luy avoit envoyé il y a six mois sans aucun dessein formé de les rendre publics. Je ne sçais monsieur, quel peut être Vôtre différend avec m. Rousseau, je l'ai oüi conter d'une façon qui fait peu d'honneur à son esprit septuagénaire, mais je ne doute pas que vous n'eussiés passé volontiers quelques faiblesses à un homme fameux qui a été autrefois ce que l'on vous voit être aujourd'hui. L'abbé Desf. a privé le public d'une réconciliation qu'il attend depuis longtemps. C'est ce qu'on ne luy pardonnera jamais.
Il ne me reste plus, Monsieur, qu'à vous demander une part dans vôtre estime comme une récompense du désir que j'ai eu de vous être utile. Je le mériterois peutètre entierre, si je vous étois mieux connu. Je compte partir pour L'Amérique sur la fin de L'été. Je ne veux pas qu'on puisse me reprocher d'être venû à Paris sans avoir cherché à me procurer L'honneur de vous voir. J'en Chercherai les occasions avec ardeur, ce me seroit une joye infinie de pouvoir vous assurer de Vive voix de l'estime sincère, et du parfait dévoûment avec lequel je suis, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur
Saintard