1759-03-16, de Baron Albrecht von Haller à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

J'ai lû avec une attention extrême votre lettre du 26.
L'affranchissement de la mienne est une suite du renvoy, que la Poste m'en a fait, quand elle ne l'étoitpas.

J'entrevois que vous m'avés regardé comme un homme public, qui tenoit en quelque manière à la censure des livres, & à l'inspection de l'Académie. Je ne le suis point, Monsieur, ma Commission est finie, & je n'ai plus le moindre raport à tout ce qui regarde le Sénat Académique. Vous vous étes d'ailleurs adressé à des Puissances bien supérieures, & mon concours seroit bien superflu. Je ne voudrois pas, que vous appellassiés libelle, ce qu'on vient d'imprimer à Lausanne, & que j'ai lû depuis. Il y a des disputes littéraires, il y a quelques apologies de la religion, de la Suisse, & de Calvin, il y a trop de véhé-mence, surtout dans les premières pièces, vis-à-vis d'un homme tel que vous; mais libelle a un autre sens.

C'étoit un libelle, que le livre de la Metrie; il prétendoit m'avoir vû & connu, il me prétoit sous ce prétexte des conversations & des connoissances honteuses dans un homme de mon âge & de ma profession. C'étoit d'un bout à l'autre une calomnie personelle. Je ne m'adressai pourtant ni au Roi, ni à des Ambassadeurs, ni aux Chefs de Berlin; je me contentai de prier un Ami commun, de faire révoquer par cette tête légère des mensonges, qu'il eût fallû démentir, si Mr de Maupertuis ne les avoit désavoués: dès lors ce qui auroit été une anecdote, est devenu une extravagance, & je n'ai jamais songé à faire flétrir cet indigne abus, qu'on avoit fait de la liberté d'écrire.

Pour ma part à cette guerre littéraire vous m'avés déjà crû une fois, Monsieur, l'auteur d'une lettre de feu Mr. Altmann, car elle étoit de lui, comme il me l'a avoué depuis vos plaintes, il ne paroit pas qu'un homme puisse m'estimer, s'il me croit capable d'écrire des libelles. Mais je suis tranquille là-dessus. J'ai sans doute écrit des choses foibles; mais je n'ai pas à me reprocher des ouvrages, qu'il me convint de désavouer. Grasset ne m'est rien, Monsieur, mais vous avés beaucoup écrit, & contre Rousseau & pour la défense de Saurin, avant qu'il fût question de son fils. Il est mort, son crime confirmé en 1739 ne pouvoit plus lui attirer de punition: son fils n'y tient que de loin, s'il est honnête homme lui-même. Mais Grasset vit, il a sa fortune à faire: & votre certificat peut lui ôter le pain. Il réclame à la vérité les témoignages de l'Académie & de la Société de Lausanne, qu'il a servi avec un zèle égal au succès, il fait voir que par un paradoxe assés difficile à comprendre, ces Mrs. Cramer qu'il doit avoir volés, sont restés ses débiteurs, & qu'ils l'ont payé depuis. L'éclat que vous faites, Monsieur, peut retirer du chemin de l'industrie un homme qui auroit fait des écarts, & qui étoit occupé à s'en laver par d'utiles efforts. Pour moi, je n'y ai pris de part, que par raport à votre tranquillité, & cette querelle me devient étrangère, dès que vous ne souhaités plus que je m'intéresse à votre repos.

J'ai donné bien des témoignages publics de l'admiration, dont je suis rempli pour votre génie, faites moi la grâce de permettre, que je vous en renouvelle les assurances, & que je sois inviolablement,

Monsieur,

Votre très humble & très obéissant Serviteur

Haller