1759-04-11, de Baron Albrecht von Haller à Voltaire [François Marie Arouet].

Quand vous saurés, Monsieur, comment j'en ai agi vis-à-vis de vous, vous ne croirés plus que j'aye besoin de pardon; voici une lettre de Mr. Leréche, qui en fournira quelques preuves; Je vous prie de me la renvoyer.
Ayant communiqué des lettres à Mr. S . . .de G . . . n'ayant pas eu d'exemple qu'il en eût fait faire de copie, j'ai crû qu'il en agiroit de même, & je suis fâché que la curiosité de quelques uns de ses Amis ait obtenu de lui, ce qui vous a fait de la peine.

Servet a mis en effet dans un jour un peu plus clair les idées de Galien, qui n'a pas ignoré cette petite circulation par le poumon; c'est la grande circulation par toutes les parties du corps animal, qui fait la brillante découverte de Harvey, & dont on trouve une lueur dans Cesalpin. Pour le triste sort de Servet il a souffert par des loix, qui étoient en vigueur alors dans toute la Chrétienneté; l'expression très indécente de cerbère a fait ajouter à la rigueur de ces loix; de nos jours même on l'enfermeroit. Mais qu'est-ce qu'un Servet vis-à-vis des milliers de Protestans, qui ont été brûlés par l'Eglise Romaine? N'est-ce pas un fêtu dans l'œil de notre Communion, que celle de la poutre ne devroit pas nous reprocher?

Si par Philosophe vous entendés un homme, qui s'applique à se rendre meilleur, à surmonter ses passions, & à éclairer un esprit révolté dès sa première jeunesse contre le joug de l'autorité, je ne refuserai pas ce caractère. Mais de tous les effets de la Philosophie celui que j'ambitionnerais le plus, ce seroit la tranquillité d'un Socrate vis-à-vis d'un Aristophane, ou d'un Anytus. Exposés de tous côtés aux médisances & aux jugemens injustes, nous ne pouvons être heureux qu'à force d'insensibilité. J'avouerai avec vous, que le tempérament influe beaucoup, & qu'une certaine irritabilité dans les nerfs ne nous permet pas de commander aux premiers mouvemens.

En effet, Monsieur, il seroit plus réjouîssant de parler de Philosophie. Tout ce qui suit sans choix les loix du Créateur est d'un ordre parfait, & d'une régularité admirable. Il n'y a que la liberté qui ait introduit le mal.

Vous ignorés apparemment que je suis cultivateur & que je me plais à lutter contre les mauvaises qualités du terroir: j'éprouve tous les jours qu'elles résistent à l'industrie de l'homme: mais qu'elles lui cèdent à la fin, ce sont des victoires innocentes que j'aime à remporter. Un marais desséché, sur lequel je ferois une récolte, une colline couverte d'épines, qui rendroit de l'esparsette par mes soins, voilà les conquêtes que j'aime à faire, & je suis assés simple pour sentir redoubler ma satisfaction par là même, que je la vois dépendre de moi.

Je finis par une correction de Grammaire, je n'ai envoyé qu'une de vos lettres à Mr. S . . . personne n'a vû les suivantes, je les ai même refusées à Mr. d'Armanche. En vérité pourquoi serions-nous des gladiateurs, qui serviroient à amuser le Public: il vaut mieux, Monsieur, s'aimer, quand on s'estime. C'est par là que je finis, & c'est l'unique grâce que je vous demande, étant très parfaitement

Votre T. H. & T. O. S.,

Haller