1739-01-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Il y a vingt ans mon cher amy, que je suis devenu homme public par mes ouvrages, et que par une conséquence nécessaire, je dois repousser les calomnies publiques.

Il y a vingt ans que je suis votre ami, et que tous les liens qui peuvent resserrer l'amitié nous unissent l'un à l'autre. Votre réputation m'intéresse comme je suis persuadé que la mienne vous touche, et mes lettres à son altesse Royale font foy, si j'ay bien rempli ce devoir sacré de l'amitié de donner de la considération à ses amis.

Aujourd'huy un homme détesté universellement par ses méchancetez, un homme à qui on a justement reproché son ingratitude envers moy, ose me traiter de menteur impudent, quand on luy dit que pour prix de mes services, il a fait un libelle contre moy. Il cite votre témoignage, il imprime que vous désavouez votre ami, et que vous êtes honteux de l'être encore.

Je ne sçai que de vous seul qu'en effet l'abbé Desfontaines dans le temps de Bissetre fit contre moy un libelle, je ne sçai que de vous seul que ce libelle étoit une ironie sanglante intitulée apologie de M r de V. Non seulement vous nous en avez parlé dans votre voyage à Cirey en présence de madame la marquise du Chastelet qui l'atteste, mais en rassemblant vos lettres voicy ce que je trouve dans votre lettre du seize aoust 1726:

Ce scélérat d'abbé Desfontaines veut toujours me brouiller avec vous, il dit que vous ne luy avez jamais parlé de moy qu'en termes outrageants . . . etc. Il n'a pas quatre cent livres de rente de chez luy et il gagne par an plus de mil écus par ses infidélitez et par ses bassesses. Il avait fait contre vous un ouvrage satirique dans le temps de Bissetre que je luy fis jetter dans le feu et c'est luy qui a fait faire une édition du poème de la ligue, dans lequel il a inséré des vers satiriques de sa façon, etc.

J'ay plusieurs lettres de vous où vous me parlez de luy d'une manière aussy forte. Comment donc se peut il faire qu'il ait l'impudence de dire que vous désavouez ce que vous m'avez dit, ce que vous m'avez écrit tant de fois? Qu'il démente une perfidie qu'il m'a avouée luy même, dont il m'a demandé pardon et dans la quelle il est retombé ensuite, cela est dans son caractère, mais qu'il atteste contre moy le témoignage autentique de mon amy, qu'il me fasse passer pour un calomniateur, qu'il me déshonore par votre bouche, le pouvez vous soufrir?

Cecy est un procez où il s'agit de l'honneur. Vous y intervenez comme témoin, comme partie, comme moitié de moy même. Le public est juge et il faut produire les pièces. Vous ne direz pas sans doute, Je n'ay que faire de cette querelle, je suis un particulier qui veut vivre paisiblement et dans les plaisirs tranquiles, je ne me commettray pas pour un amy.Ceux qui vous donneroient de tels conseils, voudroient vous faire comettre une action dont votre âme est incapable. Non, il ne sera pas dit que vous me trahirez, que vous désavouerez votre parole, votre sein et la notoriété publique, que vous abandonnerez l'honeur d'un amy de vingt ans, liés si étroitement avec le vôtre; et pour qui? pour un scélérat qui est chargé de l'horreur publique, pour votre ennemy même, pour celuy qui vous à outragé cent fois et dont les injures les plus avilissantes subsistent imprimées contre vous dans son dictionaire néologique?

Quelle seroit la surprise, et l'indignation du Prince Royal qui m'honore d'une bonté si excessive et qui m'a luy même daigné témoigner par écrit l'horreur que l'abbé Desfontaines luy inspire? Quels seroient les sentimens de madame la marquise du Chastelet, de tous mes amis, j'ose dire de tout le monde? Consultez Mr d'Argental. Demandez enfin à votre siècle, et voyez peut être (si on le peut) dans la postérité, voyez di je s'il seroit glorieux pour vous d'avoir abandonné votre amy intime et la vérité pour Desfontaines, et d'avoir plus craint de nouvelles injures de ce misérable que la honte d'être publiquement infidèle à l'amitié, à la vérité, aux liens de la société les plus sacrez; non sans doute vous n'aurez jamais ce reproche à vous faire. Vous montrerez la fermeté et la noblesse d'âme que je dois attendre de vous. L'honneur même de prendre publiquement le parti de l'amitié n'entrera pas dans vos motifs. L'amitié seule vous fera agir, j'en suis sûr et mon cœur me le dit, il me répond du vôtre. L'amitié seule, sans d'autre considération, l'emportera. Il faut que l'amitié et la vérité triomphent de la haine et de la perfidie. C'est dans ces sentiments et dans ces justes espérances que je vous embrasse avec plus de tendresse que jamais. Je suis si malade que je suis obligé de dicter ma lettre. Pouriez vous nous envoyer quelques petits sachets dans le goust du sultan et une bonne et ample provision de ces bonnes pastiles à brûler, quelques petits étuis, quelques bagatelles de deux ou trois pistoles pièces, pour donner de petites étrennes à des dames? Envoyez nous en pour la valeur de dix pistoles.

Adieu mon cher amy.

Voltaire