1739-04-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon respectable amy j'aime mieux encor succomber sous le libelle de Desfontaines, que de signer un compromis qui me couvriroit de honte.
Je suis plus indigné de la proposition que du libelle.

Tout ce malentendu vient de ce que Monsieur Heraut qui a tant d'autres affaires plus importantes n'a pas eu le temps de voir ce que c'est que ce préservatif, qu'on veut que je désavoue comme un libelle purement et simplement.

Ce préservatif publié par le Chevalier de M. contient une lettre de moy qui fait l'unique fondement de tout le procez. Cette lettre autentique articule tous les faits qui démontrent mes services et l'ingratitude du scélérat qui me persécute. Désavouer un écrit qui contient cette lettre c'est signer mon déshoneur, c'est mentir lâchement et inutilement. L'affaire me semble consiste à savoir si Desfont. m'a calomnié ou non. Si je désavoue ma lettre dans laquelle je l'accuse, c'est moy qui me déclare calomniateur. Tout cecy ne peut il finir qu'en me chargeant de l'infamie de ce malheureux? Comment veut on que je désavoue, que je condamne la seule chose qui me justifie, et que je mente pour me déshonorer?

Mr de Meyniers ne pouroit il pas faire à M. Heraut ces justes représentations? Qu'il promette une obéissance entière à ses ordres, mais qu'il obtienne des ordres plus doux, qu'il ait la bonté de faire considérer à M. Heraut que pendant dix années l'abbé Desfontaines m'a persécuté moy et tant de gens de lettres par mille libelles, que j'ay été plus sensible qu'un autre, par ce qu'il a joint la plus noire ingratitude aux plus atroces calomnies envers moy. Il a fait entendre à m. Heraut que j'ay rendu outrage pour outrage, que j'ay fait graver une estampe dans laquelle il est représenté à Bissetre, mais l'estampe a été dessinée à Verone, gravée à Paris, et l'inscription est à peine française. M'en accuser c'est une nouvelle calomnie.

Enfin mon cher ange gardien je suis persuadé qu'une représentation forte de m. de Mayniere jointe à la vivacité de m. Dargenson qui ne démord pas, emportera la place, et cette place c'est une réparation autentique non un compromis.

Si vous pouviez faire dire un petit mot à m. Heraut par m. de Maurepas, L'affaire n'en iroit pas plus mal. Ah mon cher et respectable amy que de persécutions, que de temps perdu! Eripe me a dentibus eorum.

Mon autre ange, celuy de Cirey, vous écrit, ainsi je quitte la plume, je m'en raporte à tout ce qu'elle vous dit. L'auteur de Mahomet 2 m'a envoyé sa pièce, elle est pleine de vers étincelants, le sujet étoit bien difficile à traitter. Que diriez vous si je vous envoyois bientôt Mahomet premier? Paresseux que vous êtes, j'ay plustôt fait une tragédie que vous n'avez critiqué Zulime!

Ah mettez mon âme en repos, et que tous mes travaux vous soient consacrez.

Faites lire à vos amis l'essay sur Louis 14, je voudrois savoir si on le goûtera, s'il paraîtra vray et sage.

Adieu mon cher ange gardien, mille respects à madame d'Argental.

V.