1739-01-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Mon cher amy depuis ma dernière lettre ecrite, vingt paquets arrivant à Cirey augmentent ma douleur, et celle de madame du Chastelet.
Encor une fois n'écoutez point quiconque vous donnera pour conseil, de boire votre vin de champagne gaiment, et d'oublier tout le reste. Buvez, mais remplissez les devoirs sacrez et nécessaires de la tendre amitié. Il n'y a pas de milieu, je suis déshonoré si l'écrit de Desfontaines subsiste sans réponse et si l'infâme calomnie n'est pas confondue.

Ouvrez les 40 tomes de Niceron, la vie des gens de lettres est écritte sur de pareils mémoires. Je serois indigne de la vie présente, si je ne songeois à la vie à venir, c'est à dire au jugement que la postérité fera de moy. Faudra t'il que la crainte que vous inspire un scélerat vous force à un silence aussi cruel que son libelle? et n'aurez vous pas le courage d'avouer publiquement ce que vous m'avez tant de fois écrit, tant de fois dit devant tant de témoins? Songez vous que j'ay quatre lettres de vous dans lesquelles vous m'avouez que ce misérable Desfont. avoit fait un libelle sanglant intitulé apologie du sr de . . . , l'avoit imprimé à Rouen, vous l'avoit montré a la Riviere Bourdet? Mon honeur, l'intérêt public, votre honeur enfin vous pressent d'éclater. Que ne feroi-je point en votre place? quel zèle ne m'inspireroit pas l'amitié? quelle gloire j'acquérerois à deffendre mon ami calomnié? que je serois loin d'écouter quiconque me donneroit L'abominable conseil de me taire! Ah mon amy, mon cher amy de 25 années, qu'avez vous fait? quelle malheureuse lettre dictée par la politique avez vous écrite à madame du Chastelet, à cette âme magnanime qui n'a pour politique que la vérité, l'amitié et le courage? Réparez tout, il en est temps encore, écrivez luy ce que votre cœur et non d'indignes conseils vous auront dicté, ne sacrifiez pas votre ami à un scélerat que vous abhorrez et qui vous a outragé. Je n'écris point au P. Royal. Je veux savoir auparavant si vous luy avez envoyé ce malheureux libelle, c'est un point essentiel. Dites nous franchement la verité, et mettez le repos dans un cœur qui s'est donné à vous. Les larmes me coulent des yeux en vous ecrivant. Au nom de Dieu, courez chez le père Brumoy, voyez quelquesuns de ces pères, mes anciens maitres, qui ne doivent jamais être mes ennemis, parlez avec tendresse, avec force. Pere Brumoy a lu Merope, il en est content, père Tournemine en est entousiasmé. Plût à dieu que je méritasse leurs éloges, assurez le de mon attachement inviolable pour eux, je le leur dois, ils m'ont élevé, c'est être un monstre que de ne pas aimer ceux qui ont cultivé notre âme.

Parlez de Roussau et de nos procédez avec la sagesse que vous mettez dans vos discours, et qui fera d'autant plus d'impression qu'elle sera apuyée par des faits incontestables. Ecrivez moy, et comptez que mon cœur est encor plus rempli d'amitié pour vous que de douleur.

V.

Voicy une lettre pour Le protecteur véritable de plusieurs baux arts, pour mr de Cailus, donnez la luy, accompagnez la de ce zèle tendre qui donne L'âme à tout, et qui répand dans les cœurs Le plus divin des sentiments, l'envie de rendre service.

Je vous embrasse.