1739-01-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange gardien, faites tout ce qu'il vous plaira pour L'Envieux, mais tâchez que Praut présente à L'examen avec adresse L'épitre sur l'homme.
Pourquoy ne sera t'il pas permis à un Français de dire d'une manière guaie, et sous l'envelope d'une fable, ce qu'un Anglais a dit tristement et sèchement dans des vers métaphisiques traduits lâchement?

Je ne suis point fâché que feu Roussau soit à Paris, mais il est un peu étrange qu'il ose y être après ce qu'il a fait contre Le parlement. Il n'y a qu'heur, et malheur en ce monde. Enfin vous L'avez emporté et je fais une tragédie et il n'y a que vous qui le sachiez. C'est un père trahi par une fille dont il l'est l'idole, et qui en est idolâtré. C'est une fille malheureuse sacrifiant tout à un amour effréné, sauvant la vie à son amant, quittant tout pour luy, et abandonnée par luy. C'est un combat perpétuel de passions. C'est un père massacré par L'amant qui abandonne cette fille infortunée. Ce sont des crimes presque involontaires, et des passions insurmontables. Figurez vous un peu de Chimene, de Roxane et D'Arianne, ces trois situations s'y trouvent, la même personne les éprouve. Il y a de L'action téâtrale, et nul embaras. Je ne répons pas du reste, mais j'ay une envie démesurée de vous faire pleurer. Je vais faire les vers. Adieu pour trois mois Euclide, adieu phisique, revenez sentimens tendres, vers harmonieux, revenez faire ma cour à Mr et madame D'Argental, à qui je suis dévoué pour toutte ma vie avec la tendresse la plus respectueuse. Mille respects à mrs et me Dussé si vous le trouvez bon.

Je ne sçais s'il ne faudroit pas que Praut imprimast à la fois les 5 épitres corrigées. En tout cas ou qu'il vous plaise luy confier votre exemplaire ou qu'il vous plaise me le renvoyer. Je n'ay aucune copie des corrections que j'ay faites à cette épitre sur l'homme. Vous avez tout.

Madame reçoit dans le moment une nouvelle lettre de vous. Je suis touché aux larmes de vos bontez. Vous êtes le plus respectable, le plus charmant amy que j'aye jamais connu.

Soit, plus d'Envieux. Pour la tragédie je veux la travailler si bien que vous ne l'aurez de longtemps. Mais je vous en traceray si vous l'ordonez un petit plan. On dit qu'on va donner Medus, je souhaitte qu'il ait du succez, et que ma pièce en ait aussi.

Il est certain que c'est une chose bien cruelle qu'après vingtcinq ans d'amitié Tiriot désavoue, ce qu'il m'a dit cent fois en présence de témoins, et en dernier lieu en présence de madame du Chastelet. Je vous jure que je n'ay jamais sçu que de luy, que l'abbé Desfontaines pour prix de mes services avoit fait un libelle ironique et sanglant intitulé L'apologie de V. Tout ce que je crains c'est que Tiriot n'ait envoyé le nouveau libelle au prince royal pour se doner de la considération. Si cela est vrai (comme on me le mande) il hasarde plus qu'il ne pense. Madame du Chastelet peut vous dire que l'amitié dont ce prince honore Cirey, est quelque chose de si vif et de si singulier que Tiriot seroit à jamais perdu dans son esprit. Au reste, je crois encor que l'amitié et l'humanité l'ont empêché de faire à son alt. Royale un présent si infâme.

En souhaitant la bonne année à mr de Maurepas je luy demande en passant justice contre l'abbé Desfontaines, qui après avoir avoué pendant trois ans la traduction de mon essay anglais, que j'ay eu la bonté de luy corriger, ose la mettre aujourduy sur le compte de feu mr de Plelo.

Il sera nécessaire de faire une espèce de réponse au libelle diffamatoire, il le faut pour les pays étangers, et même pour baucoup de Français. Je vous réponds que la réponse sera sage, attendrissante, apuyée sur des faits, sans autre injure que celle qui résulte de la conviction de la calomnie. Je vous la soumetray. Je suis trop heureux, qu'enfin tout ayant été vomi il puisse s'ensuivre une guérison parfaite. Ne pouriez vous point engager le petit la Mare à prêter son nom? Il y gagneroit la réputation d'un amy zélé et reconnaissant, il y gagneroit encore solidement.

Je vais écrire un mot à mr de Mairan.

Renvoyez nous l'épitre sur l'homme, afin que je le corrige.

Renvoyez nous aussi L'Œdipe que Praut vous a remis afin que je le remette sur L'enclume. Vous pouvez envoyer le tout chez l'abbé Moussinot, cloître st Mery. Avez vous reçu les liqueurs?

A propos je songe que l'année passée le dévot Roussau fit imprimer dans trois journaux des choses cruellement diffamantes contre la famille de Saurin. Je les ay envoyées à Saurin même afin qu'il sût à qui il a afaire. Il me semble qu'il doit demander réparation avant de s'acomoder.