1739-02-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Mr de Maupertuis m'envoye aujourduy de Bale, votre lettre que vous luy aviez donnée, aparemment que voyant à Cirey la douleur excessive et l'indignation de madame du Chastelet, jointe à l'effet que faisoit la lettre de madame de Berniere, il n'osa donner la vôtre.

Cependant elle m'auroit fait grand plaisir, et sachant alors de quoy il étoit question, je vous aurois empêché de faire la malheureuse démarche de rendre publique et d'envoyer au p. R. cette lettre dont madame du Chast. est si cruellement outrée.

Ce qui luy a fait plus de peine, c'est que vous avez cherché à faire valoir cette lettre qui la compromet, vous avez voulu vous vanter auprès d'elle des suffrages de personnes qui n'étant point au fait ne pouvoient savoir si cette lettre étoit convenable.

Ne sentiez vous pas, qu'elle n'étoit qu'un espèce de factum contre me Duch? que vous essaiyez de persuader, que l'abbé Desf. ne vous avoit point outragé? que j'étois auteur du préservatif? que vous ne ressouveniez pas d'un fait important? Enfin vous démentiez par ce malheureux écrit vos anciennes lettres, et certainement ceux que vous prétendez qui aprouvoient cette lettre politique n'avoient pas vu, ces anciennes lettres sincères, où vous parliez si différement. Que diroient ils s'ils les avoient vues! et pourquoy mettre me du Chastelet dans la nécessité douloureuse de montrer papier sur table que vous vous démentez vous même pour L'outrager? à quoy bon vous faire de guaité de cœur une ennemie respectable? pourquoy me forcer à me jetter à ses pieds pour l'apaiser? et comment l'apaiser? quand elle aprend que vous vous vantez d'avoir écrit à MADAME LA MARQUISE DUCHASTELET, avec dignité, et qu'enfin vous envoyez un factum contre elle au prince? A quoy me réduisez vous! pourquoy me mettre ainsi en presse entre elle et vous!

Je me soucie bien de l'abbé Desf.! voyla un plaisant scélérat pour troubler mon repos! Si vous saviez à quel point les hommes de Paris les plus respectables pressent la vangeance publique contre ce monstre, vous seriez bien honteux d'avoir balancé, d'avoir cru des personnes qui vous ont inspiré la neutralité et la décence. Non, l'abbé D. F. n'est rien pour moy. Mais j'avois le cœur percé que mon amy de 24 ans, mon amy outragé par ce monstre, ne fît pas au moins ce qu'a fait me de Bernieres.

Il ne s'agit entre nous que de faits; et le fait est que vous avez allarmé tous mes amis. Me de Chambonin, qui a baucoup d'esprit, qui écrit mieux que moy, et que vous connaissez bien peu, madame de Chambonin vous écrivit avec effusion de cœur, et sans me consulter. Mr du Chastelet vous écrivit à ma prière au sujet des souscriptions, non pas des souscriptions dont vous dissipâtes l'argent, chose que je n'ay jamais dit à personne (et que madame du Chastelet a avoué a un seul homme dans sa douleur), mais au sujet de quelques souscriptions à rembourser; je vous ay parlé sur cela assez à cœur ouvert. Jamais de ma vie, encor une fois, je n'ay parlé à qui que ce soit des souscriptions mangées. Il ne s'agissoit que de rembourser une ou deux personnes que vous pouriez rencontrer. Voyez que de malentendus! et tout cela pour avoir été un mois sans m'écrire quand tout le monde m'écrivoit, tout cela pour avoir fait le politique, quand il falloit être amy, pour avoir mis un art qui vous est étranger, où il ne falloit mettre que votre naturel, qui est bon, et vray. Ne laissez point frelatter ainsi votre cœur, et donnez le moy tel qu'il est.

Vous me parlez d'une disgrâce auprès du prince, que vous craignez que je ne vous attire. Et morbleu ne voyez vous pas que je ne luy écris point sur tout cela parce que je ne sçai que luy mander, après votre malheureuse lettre? Encor une fois et cent fois, vous me mettez entre me du Chastelet et vous. Si vous me disiez, voicy ce que j'ay écrit au prince, ny plus ny moins, je sçaurois alors que luy mander. Mais vous me liez les mains.

Vous m'écrivez mille choses vagues; il faut des faits; vous avez fait une fautte presque irréparable dans tout cecy. Vous auriez tout prévenu d'un seul mot. Vous vous seriez fait un honneur infini en vous joignant à mes amis, en parlant vous même à mr le chancelier, en confirmant vos lettres qui déposent le fait de l'apologie de V. en 1725, en ne craignant point un coquin qui vous a insulté publiquement. Voylà ce qu'il falloit faire. Il est temps encor. Mr le chancelier décidera seul de tout cela, mais que faut il faire àprésent? ce que mr Dargenson l'aîné, ou le cadet, ce que me de Chambonin, ce que mr d'Argental vous diront ou plutôt ce que votre cœur vous dira! En un mot il faut ne pas réduire votre amy à la nécessité de vous dire, rendez moy le service que des indiférents me rendent. Tout va très bien malgré les dénonciations contre les lettres ph. et contre l'ép. à Uran., par les quelles Desfontaines a consommé ses crimes. J'auray je croi justice par mr le chancelier, je l'ay déjà par le public. J'eusse été heureux si vous aviez paru le premier, mais je suis consolé si vous revenez de bonne foy, et si vous reprenez votre véritable caractère.

Mon mémoire est infiniment aprouvé mais je ne veux point qu'il paraisse sitôt. Je ne feray rien sans l'aveu de m. le chancelier, et sans les ordres secrets de mr Dargenson.

Encor une fois si vous voulez aller trouver mr le chancelier avec madame de Chambonin et mon neveu, confirmer la lettre de me de Berniere, et le libelle de 1725, vous ferez une belle action.