1739-08-09, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Sublime auteur, ami charmant,
Vous dont la source intarissable
Nous fournit si diligemment
De ce fruit rare, inestimable
Que votre muse hardiment,
Dans un séjour peu favorable
Fait éclore à chaque moment;
Au fond de la Lithuanie
J'ai vu paraître tout brillant
Ce rayon de votre génie
Qui confond dans la tragédie
Le fanatisme en se jouant.
J'ai vu de la philosophie,
J'ai vu le baron voyageur,
Et j'ai vu la pièce accomplie
Où les ouvrages et la Vie
De Molière vous font honneur.
A la France votre patrie,
Voltaire, daignez épargner
Les frais que pour l'Académie
Sa main a voulu destiner.

En effet, je suis sûr que ces quarante têtes, payées pour penser et dont l'emploi est d'écrire, ne travaillent pas la moitié autant que vous. Je suis certain que, si l'on pouvait apprécier la valeur des pensées, toutes celles de cette nombreuse société prises ensemble ne tiendraient pas l'équilibre aux vôtres. Les sciences sont pour tout le monde, mais l'art de penser est le don le plus rare de la nature.

Cet art fut banni de l'école;
Des pédants il est inconnu:
Par l'inquisition frivole
L'usage en serait défendu,
Si le pouvoir saint de l'étole
S'était à ce point étendu.
Du vulgaire la troupe folle
A penser juste a prétendu:
Du vil flatteur l'encens vendu
En a parfumé son idole;
Et l'ignorant a confondu
Le froid non-sens d'une parole
Et l'enflure de l'hyperbole
Avec l'art de penser, cet art si peu connu.

Entre cent personnes qui croient penser, il y en a une à peine qui pense par elle même. Les autres n'ont que deux ou trois idées qui roulent dans leur cerveau sans s'altérer et sans acquérir de nouvelles formes; et le centième pensera peut-être ce qu'un autre a déjà pensé;mais son génie, son imagination ne sera pas créatrice. C'est cet esprit créateur qui sait multiplier les idées, qui saisit les rapports entre des choses que l'homme inattentif n'aperçoit qu'à peine: c'est cette force du bon sens qui fait, selon moi, la partie essentielle de l'homme de génie:

Ce talent précieux et rare
Ne saurait se communiquer,
La nature en paraît avare;
Autant que l'on a pu compter,
Tout un siècle elle se prépare,
Lorsqu'elle nous le veut donner:
Mais vous le possédez, Voltaire,
Et ce serait vous ennuyer,
Qu'apprécier et calculer
L'héritage de votre père.

Trois sortes d'ouvrages me sont parvenus de votre plume en six semaines de temps. Je m'imagine qu'il y a quelque part en France une société choisie de génies égaux et supérieurs qui travaillent tous ensemble, et qui publient leur ouvrages sous le nom de Voltaire, comme une autre société en publie sous le nom de Trévoux. Si cette supposition est fausse je me fais trinitaire, et je commencerai à voirjour à ce mystère que les chrétiens ont cru jusqu'à présent, sans le comprendre.

Ce qui m'est parvenu de Mahomet me paraît excellent. Je ne saurai juger de la charpente de la pièce, faute de la connaître; mais la versification est, à mon avis, pleine de force, et lardée de ces portraits et caractères qui font faire fortune aux ouvrages d'esprit.

Vous n'avez pas besoin, mon cher Voltaire, de l'éloquence de mr Valori. vous êtes dans le cas qu'on ne saurait détruire ni augmenter votre réputation;

Vainement l'envieux désseché de fureur,
L'ennemi des humains qu'afflige leur bonheur,
Cet insecte rampant qui naît avec la gloire,
Dont le toucher impur salit souvent l'histoire,
Sur vos vers immortels répandant ses poisons
De vos lauriers naissants retarde les moissons.
Votre âme à tous les arts par son penchant formée
Par vingt ans de travaux fonda sa renommée.
Sous les yeux d'Emilie, élève de Neuton,
Vous effacez de Thou, vous surpassez Maron.
En tout genre d'écrit et dans toute carrière
C'est le même soleil, c'est la même lumière;
Cet esprit, ces talents, ces qualités du cœur
Peuvent plus sur mes sens que tout ambassadeur.

Je suis avec une estime parfaite, mon cher Voltaire, votre très affectionné ami,

Federic

Si vous voyez le duc d'Aremberg, faites lui bien mes compliments, et dites lui, que deux lignes françaises de sa main me feraient plus de plaisir que mille lettres allemandes, dans le style des chancelleries.