à Königsberg ce 9 d'août 1739
En effet, je suis sûr que ces quarante têtes, payées pour penser et dont l'emploi est d'écrire, ne travaillent pas la moitié autant que vous. Je suis certain que, si l'on pouvait apprécier la valeur des pensées, toutes celles de cette nombreuse société prises ensemble ne tiendraient pas l'équilibre aux vôtres. Les sciences sont pour tout le monde, mais l'art de penser est le don le plus rare de la nature.
Entre cent personnes qui croient penser, il y en a une à peine qui pense par elle même. Les autres n'ont que deux ou trois idées qui roulent dans leur cerveau sans s'altérer et sans acquérir de nouvelles formes; et le centième pensera peut-être ce qu'un autre a déjà pensé;mais son génie, son imagination ne sera pas créatrice. C'est cet esprit créateur qui sait multiplier les idées, qui saisit les rapports entre des choses que l'homme inattentif n'aperçoit qu'à peine: c'est cette force du bon sens qui fait, selon moi, la partie essentielle de l'homme de génie:
Trois sortes d'ouvrages me sont parvenus de votre plume en six semaines de temps. Je m'imagine qu'il y a quelque part en France une société choisie de génies égaux et supérieurs qui travaillent tous ensemble, et qui publient leur ouvrages sous le nom de Voltaire, comme une autre société en publie sous le nom de Trévoux. Si cette supposition est fausse je me fais trinitaire, et je commencerai à voirjour à ce mystère que les chrétiens ont cru jusqu'à présent, sans le comprendre.
Ce qui m'est parvenu de Mahomet me paraît excellent. Je ne saurai juger de la charpente de la pièce, faute de la connaître; mais la versification est, à mon avis, pleine de force, et lardée de ces portraits et caractères qui font faire fortune aux ouvrages d'esprit.
Vous n'avez pas besoin, mon cher Voltaire, de l'éloquence de mr Valori. vous êtes dans le cas qu'on ne saurait détruire ni augmenter votre réputation;
Je suis avec une estime parfaite, mon cher Voltaire, votre très affectionné ami,
Federic
Si vous voyez le duc d'Aremberg, faites lui bien mes compliments, et dites lui, que deux lignes françaises de sa main me feraient plus de plaisir que mille lettres allemandes, dans le style des chancelleries.