[Annecy]5 mai 1769
Monsieur,
Vous n'ignorez pas ce que l'on a pensé de votre communion de l'année dernière; le public qui avait soupçonné d'abord que ce n'était qu'un jeu de votre part, en a toujours été plus persuadé lorsqu'il a appris que vous disiez vous même que c'était une grimace qu'il avait fallu faire pour vous soustraire aux poursuites dont vous étiez menacé; et que dès lors vous aviez été encore moins réservé dans vos discours, et vos conversations où vous ne cessiez de vomir des blasphèmes et en des termes si grossiers, que ceux mêmes qui vous avaient fréquenté autrefois, convenaient qu'ils ne vous reconnaissaient plus; il en a été également et plus convaincu, lorsque dès la même époque, il a vu paraître les homélies prononcées à Londres, les discours aux confédérés de Pologne, le discours de l'empereur Julien, et plusieurs autres ouvrages semblables, où l'on ne trouve rien moins que les sentiments d'un vrai chrétien, qu'on puisse présumer avoir participé dignement et avec fruit au plus saint et au plus auguste de nos sacrements.
Je ne parle ici que d'après le public qui de toute part s'est expliqué et s'explique encore sur votre compte de la manière que je viens de tracer. A-t-il tort ou raison? Vous pouvez le savoir mieux que personne, et il me semble vous entendre déjà vous récrier de toutes vos forces contre l'imposture et la calomnie; mais à vous dire le vrai des protestations contraires aux actes n'ont jamais été de nature à pouvoir détromper un public attentif à démêler le faux apparent d'avec le réel en ceux qu'il observe de plus près et qu'il croit devoir mieux approfondir.
Quoiqu'il en soit du passé, pour le coup on doit s'attendre à vous voir mettre bas pour toujours les armes de l'impiété avec lesquelles on vous taxe dans tout le monde d'avoir si souvent attaqué la religion chrétienne, et son divin auteur. On doit même espérer que dès à présent vous allez entièrement consacrer vos talents, votre plume et vos veilles, à rendre à cette religion divine l'hommage que vous lui devez à tant de titres. Vous avez encore communié dans le temps des pâques dernières; vous avez avant la communion fait en présence de plusieurs témoins une profession de foi, qui suivant ce qu'on m'a assuré, porte expressément, 'que vous croyez fermement tout ce que l'église catholique, apostolique et romaine croit et confesse — que vous croyez en un seul dieu en trois personnes, père, fils et st esprit, ayant la même nature, la même divinité, et la même puissance, que la seconde personne fait homme s'appelle J.C., mort pour le salut de tous les hommes, qu'il a établi la ste église à laquelle il appartient de juger du véritable sens des écritures, que vous condamnez aussi toutes les hérésies que la même église a condamnées et rejetées, tous mauvais sens et interprétations qu'on peut donner, que c'est cette foi véritable et catholique hors laquelle on ne peut être sauvé, que vous professez et reconnaissez être seule et véritable, que vous jurez, prometez vous engagez de la professer et de mourir dans cette croyance moyennant la grâce de dieu. Enfin que vous croyez d'une foi ferme; et confessez tous et chacun les articles qui sont contenus dans le symbole des apôtres que vous avez en même temps récité.'
Je ne sais, monsieur, ce que bien d'autres penseront lorsqu'ils sauront que vous avez fait une profession de foi si claire, si précise et si analogue aux sentimens des vrais chrétiens; pour moi, à l'aide d'une certaine logique dont je n'ai pas encore tout à fait oublié les principes, je n'ai pu m'empêcher de faire ce petit dilemme, dont je me flatte que vous ne vous choquerez pas: ou vous croyez sincèrement d'esprit et de cœur ce que vous avez déclaré par cette profession de foi, ou vous ne le croyez pas; si vous le croyez et l'avez toujours cru, vous avez donc toujours réprouvé et condamné, et détesté les impiétés, les blasphèmes et tous les sentimens d'irréligion contenus dans l'Epître à Uranie et là pucelle d'Orleans, dans le dictionnaire p͞phique, et la théologie portative, dans l'examen important de milord Bolimbrok, l'Evangile de la raison, la rélation du bannissement des jesuites à la Chine, et cent autres ouvrages de la même nature. Vous pouvez donc vous justifier vis à vis du public et du monde entier, qui vous a attribué cette façon de penser et de parler impie et blasphématoire, et une quantité des ouvrages qui la contiennent. Vous ne devez donc plus vous permettre les amusements que vous appellez bagatelles littéraires et qui donnent une atteinte si visible à la pureté de cette foi catholique que vous professez. Vous devez donc en tout et partout vous déclarer pour la religion chrétienne et l'église romaine, en prendre la défense dans les occasions et ne jamais démentir en quelqu'ouvrage que ce soit la qualité de chrétien catholique dont vous vous glorifiez.
Si au contraire vous ne croyez pas sincèrement ce que vous avez professé de bouche, et que vos protestations contraires aux sentiments de votre cœur n'aient été qu'une apparence de religion à l'ombre de laquelle vous ayez cherché à en imposer aux ministres de l'église; on ne pourra donc plus regarder votre communion de cette année que comme une nouvelle scène de la comédie impie que l'on croira que vous avez commencé de jouer l'année précédente; le public ne pourra plus vous envisager que comme un homme sans sentiments, sans honneur, sans probité, qui tâche de couvrir son impiété sous le voile d'une hypocrisie la plus indigne d'un honnête homme; il sera même autorisé à vous taxer d'être parjure et violateur des engagements les plus sacrés; et que faudra-t-il de plus, pour annoncer le décri formel de cette philosophie des prétendus esprits forts de nos jours, dont les principes vous auront conduit à manquer aussi essentiellement à la bonne foi dans une circonstance où il est le moins permis d'employer la dissimulation et l'artifice?
Ces conséquences seroient toutes naturelles; mais je suis bien éloigné de vous en attribuer le principe; non, il ne me paraît pas croyable qu'un homme aussi éclairé que mr de Voltaire ait eu la faiblesse de trahir ses sentiments et de vouloir en imposer au monde par des actes et des protestations marquées au sceau de la duplicité et de la fourberie la plus indigne; je dois au contraire espérer qu'une conduite soutenue et conforme à vos déclarations ne laissera plus aucun lieu de douter de la sincérité de la promesse que vous avez faite et de l'engagement que vous avez pris de professer la foi, et de mourir dans la croyance de l'église catholique, apostolique et romaine établie par J. C. et hors de laquelle vous reconnaissez qu'on ne peut être sauvé. Il a été sans doute édifiant de vous voir d'abord après la communion protester que vous pardonniez sincèrement à ceux que vous supposez avoir écrit des calomnies contre vous; il l'aurait été bien plus si l'on vous avait vu témoigner avec un humble repentir, et avec les sentiments d'une vive douleur, que vous étiez fâché d'avoir donné lieu aux plaintes que tout le monde chrétien ne cesse depuis longtemps de former contre vous, et déclarer positivement que vous condamnez tous les ouvrages et écrits qu'il vous a attribués et tous les systèmes d'irréligion, de déisme et de tolérantisme qui y sont proposés; et c'est ce que vous aurait prescrit un Ananie sage et éclairé, en vous faisant sentir qu'une protestation aussi ambiguë et aussi équivoque que celle que vous avez faite le 31 mars par devant le notaire Raphoz, n'était pas suffisante pour effacer les soupçons du public qui vous a toujours regardé comme l'auteur des ouvrages que j'ai déjà indiqués ci-devant et imbu des sentiments contraires à la foi et à la religion dont ils sont remplis.
En vous représentant d'ailleurs l'obligation où vous êtes d'édifier le public et de réparer les scandales qu'il a pu prendre au sujet de votre conduite passée, par une assiduité exacte et régulière aux exercices publics de la religion dont vous ne pouvez être dispensé par des indispositions qui ne vous empêchent pas de vaquer aux occupations les plus sérieuses; par une attention vigilante à faire rendre à dieu le culte qui lui est dû, et observer les préceptes de l'église par toutes les personnes de votre maison dont vos discours et vos exemples ont si souvent alarmé la foi et la piété; et encore par l'exercice journalier des réflexions salutaires, des méditations sérieuses sur les vérités de la religion, et des prières fréquentes substituées à tous les amusements d'esprit auxquels l'appas d'une gloire passagère et frivole a fixé jusqu'ici toute votre attention. Il n'aurait pas manqué de vous avertir de racheter vos péchés, et de vous faire des trésors dans le ciel par l'abondance de vos aumônes répandues sans ostentation dans le sein des pauvres. Peccata tua eleemosynis redime, et iniquitates tuas misericordiis pauperum.
Peut-être aussi aurait il cru devoir vous faire sentir que le respect dû au plus grand et au plus auguste de nos sacrements exigeait que vous différassiez de quelques jours pour aller communier à l'église, plutôt que de communier dans votre lit, sous prétexte d'une maladie dont la durée était fixée à la quinzaine de pâques il aurait même pu vous faire comprendre qu'un certain délai n'était rien moins que superflu pour vous préparer à la digne réception de ce sacrement, dont, suivant l'avis de l'apôtre on ne doit s'approcher qu'après les épreuves les plus exactes et les plus sévères. Ce n'est pas au reste que je veuille approfondir ce qui s'est passé entre vous et votre confesseur dans le secret de ce tribunal où il n'appartient qu'au souverain juge de pénétrer; mais je ne devais pas vous dissimuler que ce qui s'est passé à l'extérieur de votre part, m'a paru laisser encore bien des choses à désirer, et il était également de mon devoir en qualité de pasteur de vôtre âme de vous tracer ce petit plan de conduite dont l'exécution est nécessaire pour donner à l'œuvre de votre conversion la solidité et l'édification qu'elle doit avoir, pour ne courir aucun risque dans une affaire aussi essentielle, et qui doit décider de votre sort éternel.
Si vous avez vu imprimées les lettres que je vous écrivis l'année dernière, il vous a été facile de reconnaître aux changements qui y ont été faits, que je n'ai eu aucune part à cette impression. Je ne cherche point à faire une vaine ostentation de celle que je vous écris maintenant, sans autre vue que celle de remplir mon devoir et de contribuer à votre salut autant qu'il peut dépendre de moi, et si vous profitez des avis que je n'ai pu me dispenser de vous donner, sans chercher à m'en faire un mérite devant les hommes, je me contenterai de bénir en secret le dieu des miséricordes et de lui rendre des actions de grâces de ce qu'il aura daigné exaucer mes vœux et rendre votre cœur docile aux impressions de sa grâce; mais si vous veniez à démentir la profession de foi que vous avez faite, en continuant de parler et d'écrire contre la religion avec autant d'impudence que tout le monde croit et assure que vous l'avez fait par le passé, vous sentez assez que je ne pourrais plus alors m'empêcher d'élever la voix de mon côté pour annoncer à l'univers entier votre fourberie, vos impostures, et votre hypocrisie qui en manifestant l'indignité des profanations que vous auriez faites de nos plus saints mystères, montreraient en même temps toute la bassesse de vôtre âme et de vos sentiments; mais non, je ne saurais me persuader que vous vouliez me réduire à une si triste nécessité. Vous dites que vous êtes chrétien: parlez donc, agissez et vivez en chrétien. C'est à quoi je vous invite et vous exhorte, et si un pasteur animé du zèle le plus vif pour votre salut ne mérite pas que vous écoutiez sa voix, écoutez au moins celle de J. C. mort pour le salut de tous les hommes, qui après vous avoir crié depuis si longtemps comme à Saul, quid me persequeris, ne laisse pas de vous ouvrir encore son cœur et les entrailles de sa miséricorde, de vous inviter de revenir à lui, et de vous offrir le pardon de vos fautes passées. Vous devez comprendre combien il vous importe de ne plus perdre aucun moment du temps que vous pouvez encore vous promettre, accablé comme vous l'êtes, sous le poids des années et près d'entrer dans la maison de votre éternité; c'est aussi en souhaitant de tout mon cœur que vous y pensiez sérieusement et avec fruit que je vous renouvelle tous les sentiments de l'affection pastorale et du respect avec lesquels je ne cesserai jamais d'être &c.
[J. P. Evêque de Geneve]