1772-08-31, de Charles Joseph, prince de Ligne à Voltaire [François Marie Arouet].

Tout le monde n'a pas une idée aussi heureuse et aussi effrontée que mon cher De Lille, qui pour la commission de vos montres de Ferney, qu'à la vérité vous aviez faite de travers, a commencé sa lettre par: 'Il faut que vous soyez bien bête, monsieur'.
Cela me rappelle que le 'monsieur' des Français est bien sec. Le 'dominus', le 'signor', le 'seigneur', quoique un peu tragiques, sont plus nobles. 'Mylord' l'est encore plus; et même notre 'transparence (Ihr Durchlaucht)', ou notre 'grâce (Ihr Gnaden)', quoique ridicules, valent mieux que 'monsieur'.

Comment appeler, par exemple, une divinité terrestre comme vous? Quand je vois que vous donnez du pain aux uns, et de l'esprit aux autres je suis tenté de vous rendre l''excellence' que votre clef et ruban vous donnaient sûrement à Berlin. Enfin 'monsieur' n'est ni amical ni respectueux. Voilà pourtant ce qu'il me faut pour vous; et si je m'étais mis à genoux en vous voyant, comme mlle Clairon, en entrant et vous disant: 'O mon dieu tutélaire'! vous auriez été homme à me dire comme à elle, en vous mettant à genoux aussi: 'Eh bien! à présent que nous voilà terre à terre, comment vous protez-vous?'

Je viens de gagner une fière bataille pour vous sur les dévots, en leur prouvant que vous l'êtes bien plus qu'eux. 'Si quelqu'un doit se plaindre de m. de Voltaire, leur ai je dit, c'est moi et les superstitieux, mes confrères: car de peur de ne pas atteindre le but, nous le passons; il n'a jamais nié les vérités de la religion, et [mais] discuté peut-être les probabilités ou improbabilités de ce qui n'est pas article de foi, par la Palinodie, la fin de l'épître à Uranie, Zaïre, Alzire, les deux beaux vers sur la trinité, la puissance de l'amour, etc., et ceux de la Henriade: 'Ne crois point, dit Louis, etc.'

Je vous ai fait reconnaître un des pères de l'église, seulement un peu plus gai que vos camarades. Il est sûr que moi, qui ne le suis pas dans ce moment ci, je vous assure sérieusement que les sots impies de ce temps ci ont de quoi dégoûter de l'être. Les athées sont dans les antichambres, les déistes dans les salons: et si instruits que l'autre jour le marquis de B . . .disait: 'Je viens de lire un livre si fort contre l'existence de dieu, que je me suis fait déiste'. Un poète n'est ni l'un ni l'autre. Pindare aurait été aussi bon catholique que David était bon juif. Les athées et les déistes n'ont jamais été que des prosateurs ennuyants. Jean Jacques Rousseau a scandalisé (vous me l'avez dit vous-même) par ses changements de religion, ses contradictions et sa Profession de foi du vicaire savoyard. Les déclamations de Diderot et la sèche conversation de Dalembert, froit et peut-être habile géomètre, me donnent presque envie de me faire capucin.

Les prophètes étaient poètes; le mot Vates le prouve. Jérémie, le Young de ce temps là, faisait des vers un peu tristes, mais c'étaient des vers. Ezéchiel, sur le compte de qui vous vous êtes un peu trop égayé, et surtout Isaïe, étaient poètes; leur prose eût été plus raisonnable; et celle de Bossuet, Fénelon et Fléchier était bien souvent poétique.

Vous avez dit que s'il n'y avait pas de dieu il faudrait l'inventer, et que dieu ne doit point souffrir des sottises du prêtre. Ces leçons ne sont pas d'un impie, mais quelques plaisanteries sont d'un indévot. Malheur à tous ces petits rimailleurs, faiseurs de contes obscènes, petites épigrammes, blasphèmes, romans de soi-disnt esprits forts, théories d'incrédulité, tous ouvrages aussi vulgaires et ennuyeux les uns que les autres, surtout le dernier genre, dont je n'ai jamais pu lire deux lignes.

Horace, Ovide, Virgile n'ont jamais écrit contre leurs dieux; il n'y a que Lucien, qui n'était pas poète, qui a fait le mauvais plaisant sur leur compte. Vous avez détesté et foudroyé les sept ou huit athées du grand Frédéric, dont l'un mettait ce titre sur ses cartes de visite.

Vous aimez les jésuites encore plus que vous le dites, et souvent vous en avez écrit du bien. Mon père Griffet, réfugié chez moi, où il s'est fait opérer de la pierre par la barbarie de vos parlements, qui ne lui en ont pas donné le temps, sans savoir jouer aux échecs, ni moi non plus, vous aime à la folie, et se glorifie du collège de Louis le grand, qui a été le berceau de votre génie. Les papes se trouveront peut-être bien mal un jour d'avoir sacrifié leurs janissaires à trois chaudes et mauvaises têtes de ministres. Tous les illustres de cet ordre contribuaient à votre réputation, en répandant sur vous les grâces d'Athènes et de Rome, dont ils étaient les dépositaires. Vous leur devez en conscience un petit accès de fièvre à chaque anniversaire de leur destruction, comme vous en avez un grand, chaque année, pour la saint Barthélemi.

Benoît XIV vous a béni. Passionéi vous a écrit. Vous n'avez jamais protégé une de ces sectes bâtardes de notre religion, à laquelle vous auriez été (si vous l'aviez voulu) plus fatal que Luther et Calvin, car vous êtes plus aimable. Vous vous êtes moqué de saint Médard; c'est le seul dont cela était permis, puisqu'il a causé tant de sottises, de folies et de mal. La religion catholique doit plaire à celui qui inspire le goût des beaux-arts. Nous lui devons le Stabat de Pergolèse, le Miserere de La Lande, les hymnes de Santeuil, tant de chefs d'œuvre, en musique, en peinture et sculpture, l'église de s. Pierre, la descente de croix d'Anvers, et une autre de ma galerie par Vandyk.

La mythologie parlait aux passions; le catholicisme, enveloppé de mystères, parle à l'imagination. Socrate n'aurait pas été [un] Spinoza: ni Platon un Vanini. Démosthène aurait été évêque de Meaux, et Cicéron évêque de Nîmes; et le cygne de Mantoue aurait été archevêque: et cygne de Cambrai.

Qui croirait qu'une bête de Bohême, Jean Huss, et un sot prêtre flamand comme Jansénius, aient été préférés l'un au culte simple et joug léger de Jésus Christ, et l'autre aux croyants et sages commandements de l'église? 'Le monde un jour, dit Jérôme, se leva aryen'. Si vous vouliez, quand ce ne serait que pour vous amuser, il se lèverait catholique: et nous nous récrierions: ' Sancte Voltaire, ora pro nobis!'

Je voudrais de bons curés, magistrats chrétiens, civils et politiques, ne parlant qu'au prône (sans vouloir faire les docteurs en chaire sur la transfiguration, transsubstantiation, etc.), et toujours morale et raison sur les devoirs de famille, de société et les pratiques de la religion. Il faudrait jeter du ridicule sur les incrédules. J'aime assez ces vers:

Monsieur trouve plaisants les feux du purgatoire
Et monsieur l'abbé rit
Du dieu qui le nourrit.

Vous n'avez qu'à arranger tout cela comme vous voudrez avec le père Adam, puisque vous êtes, l'un portant l'autre, les premiers hommes du monde, quoique vous lui cédiez le pas. Le grand et bien grand Frédéric à ceci près, m'a dit, l'année passée, tant de choses contre dieu et ses saints, que j'ai trouvé ce jour là sa conversation trop épicée comme sa cuisine, qu'il croit excellente, parce qu'elle est ancienne française de quelque vieux fermier général de mauvais goût; comme ses impiétés étaient de l'abbé de Prades. Je ne dirai pas, en finissant: 'Il faut que vous soyez bien bête, monsieur,' mais il faut que vous soyez bien bon si vous me pardonnez de causer si longtemps et si mal avec vous, en faveur d'autant de tendresse de ma part que de respect et d'admiration.