[c.May 1731]
MM.,
Quoiqu'il y ait déjà plusieurs années que le poème de la Ligue ou la Henriade soit entre les mains de tout le monde, je ne suis point surpris que vous n'en ayez pas encore donné l'extrait dans vos savants Mémoires, parce qu'il n'y en avait point encore eu jusqu'à présent d'édition bien avouée de son auteur.
Mais en voici une qui porte tous les caractères d'un ouvrage avoué. C'est celle de Londres 1730 chez Jerôme Bold Truth à la Vérité. La préface, l'abrégé historique de la Ligue, les avis adressés aux libraires & au public, les notes surtout sont des preuves certaines qu'on a veillé avec soin à l'impression. On y désavoue la plupart des éditions, qui avaient paru jusqu'à présent; & ce désaveu fait assez sentir que l'auteur s'en tient à celle-ci; qu'il y a fait toutes les corrections & tous les changements nécessaires; & enfin qu'il n'a rien oublié pour nous donner son poème dans l'état où il le souhaitait, avant que de l'exposer sans retour à la sévérité de la critique.
Oserais je donc vous demander, mm. si vous nous communiquerez enfin vos réflexions sur cet ouvrage? Vous êtes tout à la fois connaisseurs en belle littérature, & zélés pour les intérêts de la religion. Par ces deux endroits l'ouvrage doit vous intéresser, indépendamment du devoir que vous vous êtes fait de rendre compte au public de tous les ouvrages nouveaux. Mais permettez moi de le dire: je crains que vous ne vous obstiniez à garder le silence. Quelque considération secrète, quelque raison de ménagement vous retient peut-être. Quoiqu'il en soit, je n'ai garde de blâmer votre discrétion: je consens même, si vous voulez, à l'approuver; mais si vous prenez le parti de dissimuler un sentiment, permettez moi du moins de vous communiquer les miens, & de vous prier de leur donner place dans vos Mémoires, si vous jugez qu'ils n'en soient pas indignes.
Je n'envie point à m. de Voltaire la réputation brillante, qu'il s'est déjà faite à si juste titre dans toute l'Europe savante. J'admire surtout la versification de la Henriade. Elle est aisée sans être lâche, riche sans être trop chargée, noble & pompeuse sans être ampoulée. Ses descriptions sont des tableaux charmants, dessinés d'après la nature avec toutes les beautés de l'art. Ses portraits sont vivants pour ainsi dire, & caractérisés par ces traits forts & hardis, dont les habiles peintres savent les animer. Ses discours sont vifs & rapides, la narration coulante, bien soutenue & variée. Mais comme tout cela ne fait pas un poème épique, je n'examine point si la Henriade mérite ce nom. Ceux qui la critiqueront par cet endroit, trouveront peut-être qu'il n'y a point assez de fiction, que l'action n'est pas étendue, que le dénouement ne se fait pas attendre avec cette curiosité & cet empressement, qu'on sent dans la lecture d'une histoire ou d'un roman bien composé; & cela est trop précipité; parce qu'il n'est pas assez retardé par divers obstacles, ou assez suspendu par de grands incidents. D'autres trouveront que ce n'était pas la peine de supposer un voyage de Henri IV en Angleterre pour en obtenir un faible secours, & que ce voyage peu important pour l'action du poème, n'aboutit qu'à faire dire de beaux vers à Henri & à la reine Elizabeth. Il est vrai, qu'il donne occasion au poète d'apprendre aux lecteurs l'histoire des événements précédents; mais une occasion recherchée de si loin, & qui n'a d'ailleurs presqu'aucune liaison avec l'action du poème, ne paraîtra peut-être pas assez ingénieusement ménagée. Que le voyage d'Enée à Carthage est une fiction bien plus naturelle & plus intéressante! Virgile a su le lier à l'intérêt principal & à l'action de son poème, par ces semences d'une haine immortelle qu'Enée y jette entre Carthage & Rome: il a su le préparer, l'orner & l'embellir.
Quelques uns prétendront aussi que le neuvième chant, où Henri IV se laisse séduire par l'amour, tout achevé qu'il est à quelque chose près, n'est point à sa place; parce qu'étant placé comme il est à la fin de l'action, il la fait languir, au lieu qu'elle doit alors devenir plus vive & plus rapide. Nous voyons en effet que Virgile, Homère & l'auteur du Telemaque n'ont pas attendu à placer de tels incidents à la fin de leurs poèmes. Il est d'ailleurs assez singulier, pour ne rien dire de plus, de voir Henri IV à peine descendu du troisième ciel, où il a vu tout ce qu'il y a de plus capable d'affermir un cœur dans la vertu, se plonger dans les désordres d'une passion honteuse.
Mais il me semble que le défaut le plus essentiel de l'ouvrage, c'est que toute l'action se passe entre les hommes, sans que le ciel y prenne presqu'aucune part. Car on peut bien sans ce secours faire une belle histoire en beaux vers; mais on ne fera jamais un poèmeépique. Ce qui dans l'Iliade& l'Eneïde a charmé & charmera dans tous les siècles, c'est d'y voir le ciel, la terre & les enfers intéressés à l'action; toutes les divinités en mouvement, se combattre & se vaincre, s'aider, se choquer, opérer des prodiges d'une puissance supérieure, se mêler avec les héros, s'opposer aux uns, favoriser les autres, agir en un mot avec vivacité & remplir toute la suite de l'action d'incidents merveilleux & intéressants. C'est par cet endroit que l'Iliade quoique moins correcte, sera toujours supérieure à l'Eneïde; & c'est aussi par cet endroit que la Henriade, quoique magnifique dans la versification, sera toujours bien au dessous de ces grands modèles. A peine est il question dans celui ci de la divinité. La discorde, la politique, l'hypocrisie, & le fanatisme, voilà les grands personnages qui interviennent, & ce ne sont dans Homère & Virgile que des personnages subalternes. S. Louis apparaît en songe à Henri IV & promène l'imagination du héros dans l'autre monde; voilà le morceau le plus sublime; & ce n'est qu'une esquisse à peine ébauchée du sixième livre de l'Eneïde, ou de l'onzième de l'Odissée, imitation aussi inférieure à l'original qu'un songe est au dessous de la réalité. En un mot, je n'ai trouvé dans ce poème qu'un amas de belles descriptions, de beaux portraits, de belles pensées, de belles réflexions, & surtout de beaux vers, le tout partagé en dix chants: ouvrage d'un auteur qui n'a pas suivi le précepte d'Horace:
qui ne s'est pas donné le loisir de réfléchir mûrement sur les vraies beautés du poème ni sur leurs causes; & qui saisi d'un enthousiasme prématuré, s'est flatté de faire un beau poème, parce qu'il savait faire de beaux vers.
Mais laissons cette espèce de critique à ceux qui n'envisagent la Henriade qu'en qualité de poème. Laissons à d'autres le soin de censurer quelques expressions échappées à l'auteur, comme lorsque parlant du gouvernement de l'Angleterre, dont l'autorité est partagée entre le roi, les seigneurs & le peuple, il dit:
C'est la première fois que j'aie vu des pouvoirs étonnés. Mais il faut encore ici citer Horace: Non ego paucis offendar maculis; & ces légères fautes, pourvu qu'elles ne soient pas aussi fréquentes que dans le Brutus, où l'on ne retrouve plus le versificateur de la Henriade, ne m'empêcheront pas d'estimer un ouvrage si estimable d'ailleurs. La critique à laquelle je me borne ici, est d'une autre espèce. Elle tombe sur divers traits semés dans l'ouvrage avec une espèce d'affectation, & dont j'ose dire que tous les lecteurs modérés doivent être blessés. Les uns de ces traits regardent le civil, les autres intéressent la religion. Je vais en rapporter les principaux, suivant l'ordre où ils se trouvent dans l'ouvrage.
Le poète voulant développer les causes des guerres civiles, qui inondaient nos provinces du sang français, les attribue également à la religion catholique & à l'hérésie.
Quoi de plus odieux, & en même temps de plus faux; puisque c'est un fait incontestable que les Calvinistes commencèrent la guerre, & que les catholiques ne prirent les armes que sous les ordres de leur roi, pour prévenir des attentats semblables à celui d'Amboise, pour défendre la personne du roi, pour garantir les autels & les temples; & pour réduire à une juste obéissance, non pas précisément des hérétiques, mais des rebelles pleins d'insolence & d'inhumanité. On sait que dans la suite de la guerre quelques catholiques animés d'un faux zèle, ou le plus souvent irrités par les cruautés des religionnaires, commirent à leur tour quelques violences inexcusables; mais cela n'empêche pas que la guerre ne fût très juste de leur part, jusqu'au temps de la Ligue où ils cessèrent de combattre sous les enseignes de leur roi. La religion catholique n'est pas d'ailleurs responsable des excès, où quelques particuliers peuvent s'abandonner. Il fallait donc que le poète décidât entre Genève & Rome, & qu'il n'attribuât pas au parti de la justice & de la vérité, un crime dont tout l'odieux doit tomber sur le parti de l'erreur & de la révolte. Il est vrai que c'est Henri IV alors hérétique, qui parle de la sorte: mais il n'est pas permis de mettre dans la bouche de qui que ce soit, une fausseté, qui soit odieuse pour la religion, sans faire sentir que c'est une fausseté. Le poète continue:
Voilà l'anathème prononcé contre quatre ou cinq de nos rois. Heureusement c'est un anathème poétique qui ne leur fera pas grand mal. Mais que ce portrait des princes catholiques, zélés pour la religion, est odieux & faux! ne semblet-il pas que depuis François I jusqu'à Henri IV nos rois ne se soient armés contre les Huguenots, que pour arroser les autels du sang hérétique; quoiqu'ils ne l'aient fait que pour les empêcher d'arroser eux mêmes nos temples du sang des prêtres & des moines? Ni le vrai zèle, ni l'humanité ne permettront jamais aux princes de convertir leurs sujets le fer en main. Qui est ce qui ne sait pas ce grand principe? Mais faisons une supposition plus conforme à l'état des choses, tel qu'il était dans les temps dont nous parlons. Lorsque la religion catholique est établie dans un état comme une loi inviolable & sacrée, si des novateurs y sèment l'hérésie au mépris des édits & des lois spirituelles & temporelles, s'ils y forment des cabales & des factions dangereuses, s'ils troublent la paix de l'état & de l'église, si leur parti grossissant tous les jours commence à se faire craindre au roi même, s'il est indocile à la voix de la persuasion & rebelle à celle de l'autorité; que doit faire dans ces circonstances un prince catholique, qui veut maintenir son autorité, & qui a juré sur les autels de conserver la religion romaine dans ses états? Doit il, spectateur oisif des troubles qui agitent l'église & qui ébranlent la monarchie, laisser un parti factieux se fortifier, remplir tout le royaume de murmures, inonder le public de libelles séditieux, insulter la majesté royale, mépriser impunément les lois et préparer un incendie, qui à la première étincelle mettra tout le royaume en feu? Car voilà les circonstances où se sont trouvés nos rois. Il est bien vrai, dira-t-on, qu'un prince chrétien doit dans ces occasions employer d'abord toutes les voies de la douceur & de la clémence, pour étouffer l'hérésie dans sa naissance, & pour en arrêter les progrès. Si après avoir épuisé toutes les voies de la douceur, le parti rebelle loin de se soumettre, refuse ouvertement d'obéir; s'il prend les armes enfin comme firent les Huguenots, faut il que le prince se laisse donner la loi? Que devient alors la belle maxime qu'il ne faut point convertir les hérétiques le fer en main? Non sans doute, il ne le faut pas; mais il faut punir et dompter des rebelles, des esprits brouillons & factieux, qui troublent l'église & l'état sous un faux prétexte de religion; car jamais la religion n'a permis de se révolter contre l'autorité légitime. Voilà la politique que nos rois crurent devoir suivre, politique que la religion permet & autorise, que le bon sens inspire & que l'intérêt de l'état exige. Cette politique que m. de V. trouve affreuse & homicide, peut au contraire épargner à la monarchie des fleuves de sang; & s'il y a une politique affreuse, c'est celle de la tolérance de toutes sortes de religions, parce qu'elle entraîne infailliblement la ruine de l'état. On sait tout ce que les Bayle & les protestants ont dit des conversions à la dragonne. Ils ont jeté les hauts cris; & les catholiques mal intentionnés ou peu éclairés se font encore aujourd'hui leurs échos. Mais, ni les clameurs, ni les mauvais raisonnements ne prévaudront jamais sur la raison & le bon sens. Au reste, tout cet endroit du poème est du même style, c'est à dire, extrêmement odieux pour le parti catholique; en quoi tout le monde serait du sentiment de m. de V. s'il s'agissait de la Ligue; mais il n'en était point encore question dans les temps dont on parle ici.
Comment ose-t-il appeler du même nom, les catholiques fidèles à leur roi, & les Huguenots rebelles, deux sectes rivales? Il est vrai que c'est toujours Henri IV qui parle; mais encore une fois, il n'est pas permis de faire tenir de pareils discours à qui que ce soit, sans en faire apercevoir le défaut, & surtout de les mettre dans la bouche d'un héros pour qui on s'intéresse, & qui persuade tout ce qu'il dit. Il fait plus; car je ne sais comment il arrive que les rebelles & les hérétiques ont toujours raison dans la Henriade, & que ce sont les rois, les papes & les catholiques qui ont tort. Pas un mot d'éloge du fameux connétable de Montmorenci; tous les Guises sont des scélérats, au lieu que les Coligny, les Mornai, tous les rebelles & tous les protestants sont des modèles de vertu.
Voici comme il parle de Philippe II roi d'Espagne.
La bienséance permet elle de parler ainsi des rois? Mais rien n'égale la manière dont le pape & la cour de Rome sont traités.
C'est la reine Elizabeth qui parle: mais est il permis sous ce prétexte de remplir un poème d'impiétés, sans les blâmer ou les réfuter? Il paraît bien que c'est la reine Elizabeth qui parle, puisque ce discours ne saurait sortir que d'une bouche hérétique, qui blasphème ce qu'elle ignore. Qu'il y a de grandeur en effet à mépriser les foudres de l'église, & que cette sentence est belle!
Je ne parle point de la faute de grammaire qui se trouve dans ces vers, Rome infléxible aux Vaincus, complaisante aux Vainqueurs, c'est à vous d'allumer ou d'éteindre sa foudre. Mais quel portrait de Rome! Où est ce que l'auteur a pris que Rome soit si complaisante aux vainqueurs, si facile à absoudre, & qu'il ne tient qu'aux princes d'allumer ou d'éteindre ses foudres? Rien n'est plus contraire à toute l'histoire; & ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il met ce discours dans la bouche d'Elizabeth, qui avait dans son père Henri VIII un exemple bien marqué de la sévérité de Rome; & qui en avait une preuve personnelle dans elle même, puisque Rome loin de l'absoudre, toute victorieuse qu'elle était, l'avait solennellement excommuniée. Henri IV lui même n'obtint pas si aisément son absolution de Rome. Il est pourtant vrai que le pape ne s'y rendit pas extrêmement difficile; mais pourquoi aurait il fait difficulté d'accorder l'absolution à un prince sincèrement converti, que les évêques de France avaient déjà absous? Toutes sortes de raisons de zèle & de religion devaient faire souhaiter au pape cette réconciliation. Pourquoi donc l'auteur ne l'attribue-t-il qu'à une basse politique? Quelle absurdité d'ailleurs qu'Elizabeth parlant à un prince hérétique, qu'elle suppose devoir toujours persister dans l'hérésie, le flatte de l'espérance, que Rome l'absoudra. Rome a-t-elle jamais donné lieu de penser qu'elle donnera l'absolution à un hérétique déclaré?
Que dirai je du portrait que le poète fait de Sixte v qu'il représente comme un scélérat & rien de plus?
On sait que Sixte v a eu des défauts; mais ces défauts là même, le poète les canonise dans Elizabeth. Ce pape a eu d'ailleurs de grandes qualités, & c'est une opinion établie qu'il a été un des plus grands hommes de son siècle. Mais quand il aurait été tel qu'on le dépeint, convient il à un Français, qui fait profession d'être catholique, de publier dans un royaume catholique des portraits si scandaleux? Eh! songeons qu'après tout, les papes sont les pères communs de tous les fidèles, & qu'ils tiennent sur la terre la place de J. C. Combien n'en compte-t-on pas de saints & de martyrs? Si dans une longue suite, il s'en trouve quelques uns qui n'honorent pas leur ministère, ne faut il pas couvrir le scandale du manteau de la charité? & le publier, n'est ce pas s'exposer à la malédiction que Cham attira sur lui? M. de V. a si bien exprimé ce principe de morale & de bienséance dans sa tragédie de Brutus, qu'on est étonné qu'il n'en ait pas fait usage.
Encore s'il ne maltraitait que quelques papes en particulier. Mais il les décrie tous; & il leur insulte de la manière la plus odieuse. Il n'y a eu selon lui que quelques papes après s. Pierre, qui aient été dignes de ce rang.
Pour nous punir!belle réflexion, digne d'un poète qui parle de ce qu'il ne sait pas, & qui croit qu'un beau vers est une raison. Rien de plus beau en apparence que les principes & les grandes maximes qu'on débite sur les richesses & la splendeur de l'église; mais si ceux qui les avancent voulaient se donner la peine de peser avec équité les raisons pour & contre, ils ne décideraient pas avec tant d'assurance.
Ce n'est pas tout. L'auteur a besoin de faire intervenir la politique dans son poème. Où croirait on qu'il la va chercher? Il l'aurait pu trouver à Venise, en Espagne chez Philippe II, en France chez Catherine de Médicis, & encore mieux en Angleterre chez Elizabeth. Point du tout: il la cherche à Rome, où il prétend la trouver dans le Vatican même; & quelle politique! la plus infâme qui fût jamais, politique qui sacrifie la religion à l'intérêt, & qui abuse indignement de tout ce qu'il y a de plus sacré:
On voit par ces derniers vers que ce n'est pas seulement du pontificat de Sixte v que la politique règnait à Rome dans le Vatican; elle y est établie, si on en croit le poète, depuis les premiers siècles; & elle y fait de la cour de Rome une cour plus infâme que celle de Neron. Si le poète avait voulu peindre la politique de Mahomet, aurait il pu employer des couleurs plus odieuses?
Il n'est pas étonnant après cela, que la religion soit bannie de Rome. Comment pourrait elle habiter dans un séjour si corrompu? Aussi le poète ne manque pas d'avertir qu'elle n'y habite pas, & ce qu'il y a de plus étonnant, c'est qu'il ne veut pas même qu'elle habite dans les temples, qui ne sont selon lui que des monuments de la vanité, élevés pour imposer aux peuples.
Où irons nous donc chercher la religion, si elle se cache dans les déserts?
Après des traits si peu mesurés, on trouve au chant IV un magnifique éloge du parlement de Paris. J'y souscrirais volontiers, si le parlement lui même pouvait l'approuver. Mais ce corps aussi éclairé que respectable, connaît trop bien l'étendue de son autorité pour souffrir une basse flatterie, qui lui en donne plus qu'il n'en a en effet. Or si l'on en croit m. de V. le parlement, comme une puissance distinguée de celle du prince, tient la balance entre le roi & le peuple.
Que pourrait on dire de plus du parlement d'Angleterre? Mais ce serait faire injure à celui de Paris, que de croire qu'il est flatté d'un tel compliment. L'auteur qui en veut toujours à Rome, ajoute que le parlement
Quand nos Rois se sont crus obligés de s'opposer à des décrets de quelques papes, ils l'ont toujours fait avec le respect & les ménagements qu'on doit aux vicaires de J. C.
Les couleurs, dont m. de V. peint la Ligue & les ligueurs, sont toutes propres à donner de cette infâme cabale toute l'horreur qu'elle doit exciter dans les cœurs français. S'il met dans la bouche des séditieux, des blasphèmes contre la majesté royale, tout l'odieux en retombe sur leurs auteurs, par le soin que le poète prend dans toute la suite du poème, de ne les représenter que comme des monstres exécrables. Ainsi lorsqu'un ligueur déclare que le peuple veut enfin se soustraire à l'obéissance, & que
on ne peut lire ces vers qu'avec indignation. Le poète y a préparé l'esprit du lecteur, & il l'a dû faire. Mais je ne puis m'empêcher à cette occasion de demander à m. de V. comment après avoir si bien défendu les droits sacrés des rois dans la Henriade, il les attaque avec si peu de ménagement dans sa nouvelle tragédie. C'est Brutus & les sénateurs romains qui en sont les héros: c'est par conséquent dans leur bouche qu'on doit trouver les grands sentiments, les belles maximes & les principes de conduite qui font l'objet de la tragédie, comme on en trouve dans le Cid, dans Cesar & Pompée. Or quelles maximes leur fait il débiter? Jamais la ligue dans sa fureur n'en a débité de plus horribles. Lorsqu'on demande à Brutus:
Brutus répond
Voilà précisément les discours & les raisonnements de la Ligue. Il faut pourtant savoir quelque gré à l'auteur d'avoir tâché d'adoucir des traits si odieux, en supposant que
& par conséquent que le peuple avait droit de déposséder son roi; mais il n'a pas fait réflexion que c'est là le langage de tous les rebelles. La Ligue en disait autant. Les Anglais disaient la même chose, lorsque par une barbarie, qui fera éternellement l'opprobre de leur nation, ils firent mourir Charles I. Rien d'ailleurs n'est plus faux par rapport aux Romains, comme il est constant par l'histoire. Mais quand il se trouverait dans un état une puissance égale ou même supérieure à celle du roi, cette puissance aurait elle droit de dépouiller le prince d'un bien héréditaire? & de violer en sa personne les droits de la nature pour faire observer les lois de l'état? Non sans doute. Il n'y a que l'esprit furieux qui animait la Ligue qui ait pu enfanter de telles maximes, & on ne comprend pas comment un poète français, au lieu de les rendre odieuses & d'en inspirer de l'horreur, a osé les produire sur la scène embellies des plus belles couleurs; car ce sont ces maximes, qui triomphent dans la tragédie de Brutus, & qui sont couronnées par le succès; mais on est moins surpris lorsqu'on fait réflexion que la tragédie de Brutus est née en Angleterre, commel'auteur nous l'apprend lui même dans son discours préliminaire. Il y paraît bien en effect, non seulement par le style, mais encore par l'esprit républicain qui y règne. Je reviens à la Henriade.
Dans le cinquième chant, il nous apprend sur le fanatisme, que
Le trait est tout à fait édifiant; mais la première preuve, qu'il apporte de ce fanatisme dans l'église, est admirable: c'est que
Il suppose donc que les Quakers d'Angleterre sont de l'église. Il ajoute à l'égard de ce fanatisme que
Ainsi voilà les Eglises d'Espagne & de Portugal avec leurs Rois traitées de fanatiques, & il faut y comprendre encore celles de Venise & de presque toute l'Italie. Un protestant ne pourrait guère s'exprimer d'une manière plus énergique contre l'inquisition. A la bonne heure, c'est un tribunal odieux en France, & je ne prétends pas en faire l'apologie; mais si l'auteur la connaissait par le rapport des français mêmes qui l'ont vue, & non pas par les histoires peu sincères, que les protestants en ont données, elle lui paraîtrait peut être moins odieuse. Rien n'est plus faux d'ailleurs que ce qu'il avance, que des Juifs sont tous les ans envoyés au feu pour n'avoir pas quitté la foi de leurs ancêtres. C'est une fausseté qui ressemble à ce conte puérile qu'on fait des Juifs, qu'ils immolent tous les ans à Pâques un enfant chrétien. On brûle en Espagne & en Portugal les Juifs, qui après s'être convertis à la foi chrétienne, retournent au Judaïsme & y persistent avec obstination; mais il est de notoriété publique qu'il y a grand nombre de Juifs en Portugal, qu'on les y tolère, & qu'ils y ont même une synagogue florissante.
Le faiseur de notes nous débite aussi fort sérieusement, que 'plusieurs Prêtres Ligueurs avoient fait faire de petites Images de cire, qui, représentoient Henri III & le Roi de Navarre: qu'ils mettoient sur l'Autel, les perçoient pendant la Messe quarante jours consécutifs, & le quarantième jour les perçoient au cœur.' On sait bien qu'il n'a pas inventé cette fable; mais comment a-t'il pu, ou la croire, ou espérer la faire croire?
Pour m. de V. il n'est pas si crédule. Son sentiment sur la résurrection des corps, en est la preuve, lorsqu'il dit au chant septième:
Il n'y a pas de Sadducéen, qui ne souscrive à cette décision; mais il n'y a pas non plus de libertin, qui ne s'accommode fort de l'opinion, que m. de V. établit sur la durée des peines de l'enfer. Henri IV à la vue des supplices effroyables que souffrent les damnés, s'écrie:
Mais que lui répond s. Loüis?
Il est vrai que le faiseur de notes nous avertit 'qu'il est aisé d'entendre par cet endroit les fautes venielles & le Purgatoire'; mais la remarque est fort singulière; m. de V. nomme l'enfer par son nom:
Le faiseur de notes en parle lui même quelques lignes plus haut comme de l'enfer, & il remarque seulement que les théologiens n'ont pas décidé qu'il soit au centre de la terre. Le poète dans tout cet endroit répète plusieurs fois le nom d'enfer; & ce qui est sans réplique, il parle évidemment du lieu destiné à la punition des plus grands crimes. Là gît la sombre envie. . . . auprès d'elle est l'orgueil . . . l'ambition sanglante . . . . l'hypocrisie, le faux zèle,
On y trouve ensuite les tyrans, les conquérants, fléaux du genre humain, les conseillers sinistres, en un mot tous les péchés mortels; & cependant on nous dit froidement 'qu'il est aisé d'entendre par là le Purgatoire.' C'est assurément bien compter sur la bonté des lecteurs. Le faiseur de notes a pourtant raison en un sens; car s'il est vrai, comme l'enseigne m. de V. que ces tourments ne sont pas éternels, ce n'est plus l'enfer, ce n'est qu'un purgatoire; mais on sera étonné de voir que les plus scélérats des hommes, les tyrans & l'assassin de Valois ne sont condamnés qu'au purgatoire.
Si quelque chose pouvait excuser m. de V. de ne pas croire l'enfer éternel, c'est qu'il ne reconnaît pas de liberté dans l'homme; car si l'homme n'est pas libre, c'est raisonner conséquemment que de croire que dieu ne le punit pas; & m. de V. en dit encore trop lorsqu'il admet des peines passagères. Or que m. de V. ne croie pas que l'homme soit libre, c'est de quoi on ne saurait douter. Il loge la liberté dans les palais des destins. C'est précisément comme s'il la mettait dans les prisons avec les fers aux pieds; & là, dit il,
Calvin, Jansénius & tous ceux qui nient la liberté, n'ont rien dit de plus fort ni de plus précis. Voilà tout leur système tiré au clair & mis dans le plus beau jour; & ce n'est pas le seul endroit du poème, où l'on favorise les dogmes impies de ces novateurs; mais en vérité est-ce l'affaire d'un poète de traiter ces matières là? Ce que m. de V. débite sur la grâce efficace, n'est guère plus correct. Il lui donne aussi comme à la liberté un appartement dans le palais des destins. Etrange demeure! & il fait débiter à s. Loüis la pure doctrine de Calvin & de ses disciples.
Il est assez remarquable que Milton, tout calviniste qu'il était, parle dans son admirable Paradis perdu, de la liberté & de la grâce d'une manière également serrée & catholique; tandis que m. de V. qui fait profession d'être catholique, n'en parle que comme les calvinistes. Il a peut être eu en vue de s'attirer par là les suffrages d'une secte amie de ces messieurs & trop répandue dans ce siècle; mais quand on travaille pour l'immortalité, il ne faut se livrer à aucun esprit de parti. Toutes les erreurs passent, tous les partis s'évanouissent, & la vérité seule est immortelle. Ce qu'il y a d'admirable, c'est que dans la préface, au lieu de demander grâce sur ces matières, parce qu'en effet les poètes y sont peu versés, & font presqu'autant de fautes qu'ils disent de mots; on y donne m. de V. comme un auteur qui s'explique avec une précision rigoureuse, qui ne peut donner aucune prise à la censure. Pour le prouver, on cite une définition de la trinité, & cette définition est très mauvaise:
Car il faut dire que les trois personnes adorables de la sainte trinité sont, non pas unies, mais une seule substance, un seul dieu, quoiqu'elles soient, non pas divisées, mais distinguées. On ne se sert des termes unis & divisés, qu'à l'égard des substances différentes. Ces termes sont donc impropres à l'égard de la trinité, & plus propres à altérer le dogme qu'à l'établir & l'enseigner.
La préface semble cependant prendre sur la fin un air plus modeste; & à dire le vrai, il en était temps, mais après tout ce qu'on vient de rapporter de l'ouvrage, on aura peine à croire ce qu'elle assure, que ce Poème ne respire que l'amour de la Religion & des Loix. Je veux croire que les intentions de l'auteur ont été bonnes, mais l'exécution n'y a pas répondu; & si elles sont telles qu'on le dit, il faut que dans une nouvelle édition il refonde une grande partie de son ouvrage. Il fera encore fort bien d'adoucir le caractère odieux qu'il fait des cardinaux de Richelieu & Mazarin, & qu'il met dans la bouche de s. Loüis qui les appelle
Il ne fera pas encore mal de dire un mot du grand Colbert, qui n'est assurément pas indigne de ses éloges. On lui aura encore plus de gré de changer l'endroit de son poème, où il feint que Henri IV comme Renaud, enchaîné par la volupté & plongé dans une honteuse oisiveté, est rappelé à la gloire & à la vertu par la voix d'un sage. C'est le génie de la France qui vient sur la terre chercher ce sage, & où le cherche-t-il?
c'est à dire, dans les cloîtres. Ils se seraient bien passés de cette remarque, & le poème aussi; mais où alla-t-il donc?
Qui l'aurait jamais cru, que l'ange de la France envoyé par s. Loüis fût si bon ami des calvinistes? Si c'était un fait de l'histoire, on le pardonnerait à m. de V. mais que dans une pure fiction pour réveiller dans l'âme de Henri IV l'amour de la vertu, il ne lui trouve point de meilleur prédicateur, qu'un calviniste pitoyablement entêté & de très mauvaise foi, comme il est constant par l'histoire de ces temps là, c'est une supposition bien peu honorable pour tous les seigneurs catholiques qui suivaient Henri IV. Il est vrai qu'il fait de Mornai un saint à canoniser; mais n'y a-t-il point de partialité à ne faire de tels éloges que des protestants? les vers qu'il ajoute sont un peu pélagiens:
Mais j'aime mieux supposer que m. de V. ignore ce que c'est que le pélagianisme que de croire qu'il ait voulu en favoriser les dogmes.
Je finis par une réflexion en forme d'avis, que je prends la liberté de donner à m. de V. par le zèle que j'ai pour sa gloire, zèle plus sincère qu'il ne croira peut-être. C'est que s'il voulait un peu moins idolâtrer les Anglais, s'en rapporter un peu plus aux Français, & parmi les Français consulter surtout les modérés, ses ouvrages y gagneraient beaucoup. On y apercevrait plus de bienséance & de ménagements. On n'y verrait plus ces maximes hardies, ces traits odieux, cet air de licence qui révolte. Quelquefois un auteur prend ce tour d'esprit, pour une noble fierté d'un génie élevé au dessus du vulgaire; mais les honnêtes gens qui aiment les bienséances, croient au contraire que ce sont là des saillies peu mesurées, qui ne peuvent plaire qu'à des lecteurs, dont le suffrage ne mérite pas d'être recherché. J'ai l'honneur d'être, &c.