1731-10-15, de Charles Antoine Leclerc de La Bruyère à Les Mémoires pour l'histoire des sciences & des beaux arts.

Messieurs,

J'avais lu le poème de la Henriade, lorsqu'il parut la première fois sous le nom de la Ligue, et je ne le regardais alors que comme un ouvrage informe, plein d'inégalités et de beaux vers; j'avouerai même que je désespérais de voir jamais l'honneur de la France bien rétabli dans le genre de l'épopée; mais enfin, il faut rendre gloire à la vérité, et je ne ferai aucune difficulté de dire que la France peut aujourd'hui, en ce genre, se comparer à l'Italie, et se préférer à l'Angleterre.

J'écrivis une lettre critique à l'illustre m. de Voltaire dès que la Ligue parut, et je l'avertis sincèrement, combien il était loin de la perfection. Heureusement il a été assez supérieur pour ne le pas croire parfait; il a travaillé, il s'est corrigé, et au lieu d'avertissement, nous ne lui devons plus que des éloges. Il sera à jamais un grand exemple, que la docilité et le travail continu, peuvent seuls mener à l'immortalité.

On vous a adressé contre ce fameux ouvrage, une critique que vous avez insérée dans votre journal du mois de juin dernier. Je vous supplie, mess. et j'ose vous sommer, comme juges de la question, de décider entre cette critique et mes observations.

On semble d'abord refuser à la Henriade le nom de poème épique. Je vous demande quel nom mérite donc un ouvrage qui a unité d'action, de lieu, de temps et d'intérêt, plus que tout autre ouvrage de cette espèce. J'en appelle à vous et à tous les savants de l'Europe. L'intérêt ne porte-t-il pas du premier vers jusqu'au dernier, sur Henry le grand?

Le poème commence ainsi:

'Je chante ce Héros, qui regna dans la France,
Et par droit de conquête, et par droit de naissance,
Qui par le malheur même apprit à gouverner,
Persécuté long-tems, sçut vaincre et pardonner,
Confondit, et Mayenne, et la Ligue, et l'Ibere,
Et fut de ses sujets, le Vainqueur et le Père.'

Ce que l'auteur promet dans cette annonce, il le tient dans tout le cours du poème, et enfin:

'Tout le peuple changé dans ce jour salutaire,
Reconnoit son vrai Roy, son Vainqueur et son Père.'

Pour l'unité de lieu, elle est observée en ce que Paris est supposé toujours assiégé, et que le commencement du siège et l'entrée du roi dans la ville, sont le sujet de l'ouvrage.

L'unité de temps, est encore plus rigoureusement suivie, puisque toute l'action est supposée se passer en un seul été.

L'unité d'intérêt est évidente, puisque l'on ne s'intéresse que pour Henry le grand.

Il faut donc avouer que toutes les règles sont icy inviolablement observées.

Je n'entends rien aux reproches qu'on fait à m. de Voltaire, de n'avoir pas intéressé le Ciel, la Terre et les Enfers à son action.On ne demande pas, sans doute, que Jupiter et Vénus se mêlent des affaires d'Henry IV, et nous devons, je crois, savoir bon gré à l'auteur de n'avoir point introduit de magiciens, comme le Tasse, ni fait battre les anges à coups de canon, comme Milton, et il me paraît qu'il y a une singulière dextérité à avoir employé des fictions qui ne sont ni puériles, ni extravagantes dans ce siècle éclairé et philosophique, où l'on regarde les fictions purement poétiques, comme des débauches d'esprit, où l'on méprise souverainement tout ce qui n'est pas raisonnable.

Or je prétends que de toutes les fictions employées par m. de Voltaire, il n'y en a pas une qui ne soit ce qu'elle doit être pour nous plaire, je veux dire, vraie.

Que la discorde ait animé la ligue, que la politique ait eu son séjour à Rome, que l'espérance, les vices et les chagrins soient sans cesse les suivants de l'amour, que s. Loüis, protecteur de la France, et ancêtre de Henri IV intercède pour lui auprès du très haut, il n'y a rien là que de chrétien et de vrai.

L'auteur a imité Virgile dans la descente aux enfers; je suis bien loin de désapprouver cette imitation, et je ne suis point du nombre de ceux qui regardent comme des plagiaires ces nobles esprits, qui savent s'approprier les beautés antiques, et faire des originaux français de ces beaux morceaux grecs et romains.

Je ne crains point même d'affirmer qu'en plusieurs endroits notre auteur enchérit sur son modèle, et pour le prouver, comparez la philosophie de Virgile avec celle de m. de Voltaire.

Principio coclum ac Terras camposque virentes
Spiritus intus alit. . . .

'Dans le centre éclatant de ces orbes immenses,
Qui n'ont pû nous cacher leur marche, et leurs distances,
Luit cet Astre du jour par Dieu même allumé,
Qui tourne autour de soi sur son axe enflamé,
De lui partent sans fin des Torrens de lumière,
Il donne, en se montrant, la vie à la matière.
Et dispense les jours, les saisons, et les ans,
A des Mondes divers autour de lui flottans.
Ces Astres asservis à la loy qui les presse,
S'attirent dans leur course, et l'évitent sans cesse.
Et servant l'un à l'autre et de règle et d'appuy,
Se prêtent les clartez qu'ils reçoivent de lui.
Au-delà de leurs cours et loin dans cet espace,
Où la matiere nage, et que Dieu seul embrasse.
Sont des Soleils sans nombre, et des mondes sans fin.
Dans cet abîme immense, il leur ouvre un chemin,
Par delà tous ces Cieux, le Dieu des Cieux réside.'

Je ne sais si je me trompe, mais avoir ainsi expliqué le système du monde avec une poésie si majestueuse, et une précision si exacte, me paraît l'effort de l'esprit. Virgile a mis aux portes des enfers les maux qui affligent les hommes.

'Vestibulum antè ipsum primisque in faucibus Orci,
Lucus et ultrices posuere cubilia curœ;
Pallentesque habitant morbi, tristisque Senectus;
Et Metus, et male suada fames et turpis egestas,
Terribilies visu forma, lethumque laborque,
Tum consanguineus lethi sopor, et mala mentis
Gaudia, mortiferumque adverso limine bellum.'

M. de Voltaire a placé les vices à peu près au même endroit.

'Là, gist la sombre envie à l'œil timide et louche,
Versant sur des Lauriers les poisons de sa bouche.
Le jour blesse ses yeux dans l'ombre étincelans,
Triste Amante des Morts, elle hait les Vivans.
Elle aperçoit HENRY, se détourne et soupire,
Auprès d'elle est l'orgueil, qui se plaît, et s'admire.
La faiblesse au teint pâle, aux regards abatus,
Tiran qui cède au crime, et détruit les Vertus,
L'Ambition sanglante, inquiète, égarée,
De Trones, de Tombeaux; d'Esclaves entourée,
La tendre hypocrisie aux yeux pleins de douceur,
(Le Ciel est dans ses yeux, l'Enfer est dans son cœur.)
Le faux zèle étalant ses barbares maximes,
Et l'intérêt enfin, père de tous les crimes.'

Que l'on compare encore le bonheur que les âmes des héros goûtent dans les champs Elysiens, avec la félicité des bienheureux, décrite dans la Henriade.

'Amour en ces climats, tout ressent ton empire,
Ce n'est point cet amour, que la molesse inspire.
C'est ce flambeau divin, ce feu pur et sacré,
Ce pur enfant des Cieux, sur la Terre ignoré.
De lui seul à jamais tous les cœurs se remplissent,
Ils désirent sans cesse, et sans cesse jouissent;
Et goûtent dans les feux d'une éternelle ardeur,
Des plaisirs sans regrets, du repos sans langueur.'

Je ne rapporte aucun de ces morceaux sans en être ému, et je vous avoue que le plaisir qu'ils me causent me donne quelque indignation contre des français qui préfèrent le Tasse et Milton à l'auteur de la Henriade. Je n'ai sur cela qu'un mot à dire: le Tasse et Milton sont pleins de concetti et de pensées fausses. Qu'on me trouve dans m. de Voltaire une seule pensée fausse, une seule comparaison qui ne soit pas noble et juste, et j'abandonne sa cause.

Mais sur tout, ce qui doit plaire davantage dans la Henriade à des esprits sensés, c'est que l'auteur a parlé humainement, quoique poétiquement; il a peint nos mœurs et nos usages, et il faut avouer que nul poète épique, hors Homere, n'avait été assez heureux pour faire des portraits ressemblants. Vous trouvez dans la Henriade nos manières de combattre, nos fortifications, nos sièges, nos lois, nos coutumes, nos intérêts, ceux de nos voisins, et ce qui est plus que tout cela, les peintures vivantes de tous les hommes du temps de Henry IV. Le lecteur doit être charmé de trouver tant de vérités dans une sorte d'ouvrage, où d'ordinaire on ne trouve que des fictions.

On affecte à tout propos d'appeler le Telemaque un poème épique. Je suis bien persuadé que m. de Fenelon lui même n'aurait pas osé donner ce grand titre à son ouvrage. Ceux qui parlent si improprement sont des personnes qui voudraient avoir la gloire d'être poètes sans en avoir la peine. Ils débitent hardiment qu'un long ouvrage en vers ne peut réussir, parce qu'ils sont incapables d'en faire, et j'ose dire même qu'il a fallu que la Henriade parût pour faire voir à la nation qu'elle pouvait avoir un poète épique.

M. de Fenelon avait cru, je l'avoue, que les français ne pourraient jamais s'élever jusqu'à l'épopée; il ne connaissait pas notre poésie. Lui même il était un fort mauvais poète. On le voit par le peu de vers qu'on a imprimés de lui. Il pensait que la mesure de l'ode faisait plus de plaisir à l'oreille que nos grands vers, et que cette mesure seule pouvait se soutenir sans fatiguer; mais s'il avait voulu considérer que nos tragédies sont écrites en vers alexandrins de douze syllabes, il n'aurait pas voulu que les poèmes épiques fussent composés de strophes.

Avant que l'aimable la Fontaine eût mis les fables en vers, toute l'académie soutenait qu'on ne les pouvait écrire qu'en prose. Avant que m. de Voltaire enrichît notre siècle et notre nation d'un poème épique, on croyait aussi qu'il fallait faire des poèmes en prose. On a toujours regardé notre langue comme incapable des ouvrages hardis, jusqu'à ce qu'il soit venu de grands hommes qui aient montré qu'un esprit original fait du langage l'usage qu'il lui plaît. En un mot, j'entends dire aujourd'hui aux esprits sérieux et pleins d'impartialité, que le Télemaque est le seul roman moral, et la Henriade le seul poème épique que nous ayons.

Le critique reproche à m. de Voltaire une chose qui, si elle était vraie, le rendrait certainement un mauvais poète; il insinue qu'on ne lit point la Henriade avec cette curiosité et cet empressement qu'inspire un roman bien composé.

Je plains ce critique sévère, qui se plaît si fort à la lecture des romans, et qui s'ennuie à la Henriade; pour moi qui l'ai lue dix fois, toujours avec le même plaisir, j'ai recherché la cause pour laquelle cet ouvrage se fait lire de tout le monde; j'ai cru trouver que la vivacité et la netteté de la diction en étaient la principale raison, le style rapide emporte son lecteur avec soi; telle est, par exemple, la peinture des combats, que j'avoue ne pouvoir lire que dans la Henriade.

Le Soldat à son gré, sur ce funeste mur,
Combattant de plus près, porte un trépas plus sur,
Alors on n'entend plus ces foudres de la guerre,
Dont les bouches de bronze épouventoient la Terre.
Un farouche silence, enfant de la fureur,
A ces bruyants éclats succède avec horreur.
D'un bras déterminé, d'un œil brulant de rage,
Parmi ses ennemis chacun s'ouvre un passage.
On saisit, on reprend par un contraire effort,
Ce Rempart plein de sang, Théâtre de la mort,
Dans ses fatales mains la victoire incertaine,
Tient encor près des Lys, l'Etendart de Lorraine.
Les Assiegeans surpris, sont partout renversez:
Cent fois victorieux et cent fois terrassez.
Pareil à l'Ocean poussé par les orages,
Qui couvre à chaque instant et qui suit ses Rivages.
Jamais le Roy, jamais son illustre Rival
N'avoient été si grands qu'en cet assaut fatal.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
François, Anglois, Lorrains, que la fureur assemble,
Avançoient, combattoient, frappoient, mouroient ensemble.
Ange qui conduisiez leur fureur et leur bras,
Ange Exterminateur, âme de ces Combats,
De quel Héros enfin prîtes-vous la querelle?

Une autre raison encore qui fait lire ce poème avec tant d'avidité, c'est un artifice qui me semble particulier à l'auteur; il a eu soin de finir chaque chant d'une manière qui excite la curiosité de lire le suivant, en laissant toujours attendre quelque événement.

Par exemple, au premier chant Henri IV finit par ce discours à la reine Elizabeth.

Surtout en écoutant ces tristes avantures.

On s'attend donc de voir ces aventures au second chant.

A la fin du troisième:

La voix de la victoire en son Camp le rappelle.

On a donc envie d'apprendre ce qu'il va faire.

A la fin du cinquième:

Henry du haut du Trône alloit les foudroyer.

A la fin du sixième S. Loüis lui apparaît, et l'auteur réserve adroitement la vision pour le septième.

A la fin du huitième, en parlant de la discorde:

Dans un Char teint de sang qui fait pâlir le jour,
Elle part, elle vole, et va trouver l'Amour.

Avec quelle impatience n'attend on pas le succès du voyage de la discorde?

Plus je réfléchis sur cet artifice que personne jusqu'à présent n'a remarqué, plus je suis persuadé que c'est à lui qu'on doit le succès de la Henriade.

Le petit nombre d'ennemis que ce poème fameux a encore, triomphe de ce que l'épisode de Didon est beaucoup plus intéressant que celui d'Elizabeth, et reproche à notre auteur d'avoir mis le chant, qu'on appelle le chant des amours, à la fin du poème, au lieu de l'avoir mis au commencement, comme Virgile. Il est bien certain que l'épisode de Didon dans l'Eneïde est un morceau parfait dont l'épisode d'Elizabeth, dont le poème français n'approche pas. Que conclure de là? Rien autre chose, sinon, que Virgile est principalement admirable dans cette épisode, et m. de Voltaire dans la saint Barthelemy, dans l'assaut de Paris, dans la description de la politique, dans le temple de l'amour. En vérité le critique voudrait qu'Henry IV fût amoureux de la reine Elizabeth, parce qu'Enée fit l'amour à Didon?

C'est ici, surtout, que le critique me paraît se tromper et qu'il importe pour la perfection du goût de remarquer son erreur.

Le neuvième chant, dit il, n'est point à sa place à la fin de l'action. Il la fait languir, il me semble que c'est tout le contraire. Je suis persuadé que l'admirable épisode de Didon a fait grand tort à l'Eneïde en cela seul qu'il est au commencement du poème; en effet les combats dans le Lavinium sont bien froids quand on vient de lire le quatrième livre de Virgile.

Il y a encore ici une observation très utile à faire, c'est que dans presque tous les poèmes et dans presque tous les romans il y a toujours une épisode amoureuse, qui par la corruption de notre nature, est d'ordinaire l'endroit de l'ouvrage le plus piquant; on en voit des exemples dans Virgile, dans le Tasse et dans tous nos romans, même dans le roman moral de Telemaque.

Cette sorte de beauté est devenue enfin un lieu commun usé. Qu'a donc fait, ce semble, très habilement m. de Voltaire? au lieu de nous donner une aventure romanesque, il nous a donné un chant tout allégorique! Ce n'est pas une aventure amoureuse qu'il peint, c'est le palais de l'amour, c'est à dire, uniquement les dangers de cette passion.

C'est-là, c'est au milieu de cette Cour affreuse,
Des plaisirs des Humains, Compagne malheureuse,
Que l'Amour a choisi son séjour éternel,
Ce dangereux Enfant si tendre et si cruel,
Tient en sa foible main les destins de la Terre, &c.

Il me paraît que cette description si ingénieuse et si morale, vaut bien les emportements d'une héroïne de théâtre qui se plaint d'être abandonnée par son amant. Je finis là mes remarques sur la critique de la Henriade. Je vous prie mm. de vouloir bien juger entre l'observateur et moi. J'aurai ensuite l'honneur de vous demander aussi votre décision sur des points concernant le civil, le sacré et le moral, sur lesquels on attaque m. de Voltaire dans la seconde partie. Je ne suis ami que de la vérité, et si m. de Voltaire a laissé échapper des expressions peu mesurées, permettez moi de m'unir à vous pour le prier solennellement de les corriger; car en vérité, toute la France doit s'intéresser à la perfection de cet ouvrage. Je suis, mm. &c.

La Bruïere