1731-08-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Voicy donc tout simplement mon cher Ovide de Neustrie, comment j'ay rédigé vos vers; non que je ne les aimasse tous, mais c'est que des François en retiennent plus aisément quatre que douze.

La Faye est mort, V. se dispose
A parer son tombau des plus aimables vers.
Veillons pour empêcher quelque esprit de travers
De l’étourdir d'une ode en prose.

J'ay pris comme vous voiez l'employ de votre abréviateur, tandis que je vous laisse celuy de tuteur de la Henriade et de l'essay sur l’épopée. Vous êtes d’étranges gens de croire que je m'arreste après la vie de Milton, et que je me borne à être son historien. Je vous ay seulement envoyé à bon compte cette partie de l'essay, et j'espère, dans peu de jours vous envoyer la fin que je n'ay pu encor retravailler. Je vous avoue que je seray bien embarassé quand il faudra parler de moy. Je m'en tiendrois volontiers à ces vers que vous connoissez,

Après Milton, après le Tasse,
Parler de moy seroit trop fort
Et j'attendray que je sois mort
Pour aprendre quelle est ma place.

Je me borneray je croy à dire que mr de Cambray s'est trompé quand il a assuré que nos vers à rime platte ennuyoient sûrement à la longue, et que l'harmonie des vers liriques, pouvoit se soutenir plus longtemps. Cette opinion de mr de Fenelon a favorisé le mauvais goût de bien des gens qui ne pouvant faire des vers ont été bien aise de croire qu'on n'en pouvoit réellement pas faire en notre langue. Monsieur de Fenelon luy même étoit du nombre de ces impuissants qui disent que les couilles ne sont bonnes à rien. Il condamnoit notre poésie parce qu'il ne pouvoit écrire qu'en prose. Il n'avoit nulle connoissance du rithme et de ces différentes césures, ny de touttes les finesses qui varient la cadence de nos grands vers. Il y a bien paru quand il a voulu être poète autrement qu'en prose. Ses vers sont fort audessous de ceux de Danchet. Cependant tous nos stériles partisans de la prose triomphent d'avoir dans leur party l'autheur du Telemaque, et vous disent hardiment qu'il y a dans nos vers une monotonie insuportable. Je conviens bien que cette monotonie est dans leurs écrits, mais j'ay assez d'amour propre pour nier tout net qu'elle se trouve dans ceux de votre serviteur. Toujours sçai-je bien que je ne la trouveray pas dans l'opera que je vous exhorte à finir de tout mon cœur. J'ai prié mr de Formont de vous donner de temps en temps quelques petits coups [. . .] amplement [. . .]. Je vous prie de luy faire encor mes remerciments, et de m’écrire tout ce qui luy en aura coûté pour ce bau transport, afin que j'aye l'honneur de luy envoyer incessamment ce qu'il aura déboursé.

A l’égard du peu de vers anglois qui peuvent se trouver dans l'essay sur l’épopée, Jore n'aura qu’à m'envoyer la feuille par la poste. On a réponse en vingtquatre heures. C'est une chose qui ne doit pas faire de difficulté. J'aimerois bien mieux venir les corriger moy même et passer avec vous l'automne. Mille compliments à notre amy mr Formont. Si sa femme entre vous et luy n'aime pas les vers il y aura bien du malheur.