à Cirey ce 6 janvier 1736 par Vassy, en Champagne
Je vous gronde de ne m'avoir point écrit mais je vous aime de tout mon cœur de m'avoir envoyé ce petit antidote contre le poison des Marivaux et consorts.
Votre discours est un des bons préservatifs contre la fausse éloquence qui nous inonde. Franchement nous autres Français nous ne sommes guères éloquents, nos avocats sont des bavards secs, nos sermoneurs des bavards diffus, et nos faiseurs d'oraisons funèbres, des bavars ampoulez. Il nous resterait l'histoire, mais un génie naturelement éloquent veut dire la vérité, et en France on ne peut pas la dire. Bossuet a menti avec une élégance et une force admirable tant qu'il a eu à parler des anciens Egyptiens, des Grecs et des Romains, mais dès qu'il est venu aux temps plus connus, il s'est arrêté tout court. Je ne connais après luy aucun histoire où je trouve du sublime, que la conjuration de st Real. La France fourmille d'historiens, et manque d'écrivains.
De quoy diable vous avisez vous de louer les phrases hiperboliques, et les riens enflez de Balzac? Voiture tombe tous les jours et ne se relèvera point, il n'a que trois ou quatre petites pièces de vers par où il subsiste. Sa prose est digne du chevalier Dher et vous allez louer la naiveté du stile le plus pincé, guindé, et le plus ridiculement recherché. Laissez là ces fadaises, c'est du plâtre et du rouge sur le visage d'une poupée. Parlez moy des lettres provinciales; quoy, vous louez Fenelon d'avoir de la variété! Si jamais homme n'a eu qu'un stile, c'est luy. C'est partout Telemaque. La douceur, l'harmonie, la peinture naive et riante de choses communes, voylà son caractère. Il prodigue les fleurs de l'antiquité qui ne se fannent point entre ses mains, mais ce sont toujours les mêmes fleurs. Je conois peu de génies variez tels que Pope, Adisson, Machiavel, Leibnits, Fontenelle. Pour mr de Fenelon je ne vois pas par où il mérite ce titre. Permettez moy mon cher abbé de vous dire librement ma pensée. Cette liberté est la preuve de mon estime.
J'ajouteray que la palme de l'érudition est un mot plus fait pour le latin du père Jouvency que pour le français de l'abbé Dolivet.
Je vous demande en grâce à vous et aux vôtres de ne vous jamais servir de cette phrase, nul stile, nul goust dans la plus part sans y daigner mettre un verbe. Cette licence n'est pardonable que dans la rapidité de la passion, qui ne prend pas garde à la marche naturelle d'une langue, mais dans un discours médité, cet étranglement me révolte. Ce sont nos avocats qui ont mis ces phrases à la mode. Il faut les leur laisser aussi bien qu'au journal de Trevoux. Mais je m'aperçois que je remontre à mon curé. Je vous en demande très sérieusement pardon. Si je voulois vous dire tout ce que j'ay trouvé d'admirable dans votre discours, je serois bien autrement importun.
J'ay reçu hier la vie de Vanini, je l'ay lue. Ce n'étoit pas la peine de faire un livre. Je suis fâché qu'on ait cuit ce pauvre napolitain mais je brûleray volontier ses ennuyeux ouvrages, et encor plus L'histoire de sa vie. Si je l'avois reçu un jour plutôt, vous l'auriez avec ma lettre.
Un petit mot encor je vous prie sur le stile moderne. Soyez bien persuadé que ces messieurs ne cherchent des phrases nouvelles que parce qu'ils manquent d'idées. Hors mr de Fontenelle, patriarche respectable d'une secte ridicule, tous ces gens là sont ignorants et n'ont point de génie. Pardonnez leur de danser toujours parce qu'ils ne peuvent marcher droit. Adieu, s'il y a quelque chose de nouvau dans la littérature, secouez votre infâme paresse et écrivez à votre amy V.