1736-03-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Madame la marquise du Chatelet vient de vous écrire une lettre dans la quelle elle ne se trompe que sur la bonne opinion qu'elle a de moy, et mon plus grand tort dans l’épitre dont elle aprouve l'homage, c'est de n'avoir pas dignement exprimé la juste opinion que j'ay d'elle.

Il s'en falloit baucoup que je fusse content de mon épître dédicatoire, et du discours que je vous adressois. Je ne l’étois pas même d'Alzire malgré l'indulgence du public. Je corrige assidument ces trois ouvrages. Je vous prie de le dire aux deux respectables frères. Si j’étois la Fontaine, et si madame du Chatelet avoit le malheur de n’être que madame de Montespan, je luy ferois une épître en vers, où je dirois ce qu'on dit à tout le monde. Mais le stile de sa lettre doit vous faire voir qu'il faut raisoner avec elle, et payer à la supériorité de son esprit un tribut que les vers n'aquitent jamais bien. Ils ne sont ny le langage de la raison, ny de la véritable estime, ny du respect, ny de L'amitié, et ce sont tous ces sentiments que je veux Luy peindre. C'est précisément parce que j'ay fait de petits vers pour melle de Villefranche, pr melle Gossin etc., que je dois une prose raisonée et sage à me la marquise du Chatelet. Faites la donc digne d'elle, me direz vous, c'est ce que je n'exécuteray pas, mais c'est à quoy je m'eforceray.

Non possis oculis quantum contendere Linceus
non tamen idcirco contemnas lippus inungi,
est quodam prodire tenus si non datur ultra.

Je tâcheray du moins de m’éloigner autant des pensées de made de Lambert, que le stile vray et ferme de me du Chatelet s’éloigne de ces rien entortillez dans des phrases précieuses, et de ces billevesées énigmatiques

Que cette dame de Lambert
Imitoit du chevalier Dher,
Et dont leur laquais Marivaux
Farcit ses ouvrages nouvaux,
Que cecy soit entre nous dit,
Car je veux respecter l'esprit.

A l’égard de l'apologétique de Tertullien, touttes choses mûrement considérées, il faut qu'il paraisse avec des changements, des additions, des retranchements, mais ne vous en déplaise. Un honnête homme doit dire très hardiment qu'il est honnête homme. Voylà qui est plaisant de me conseiller de faire de mon apologie, une énigme dont le mot soit la vertu. On peut laisser conclure qu'on a les dents belles, et la jambe bien tournée, mais l'honeur ne se traitte pas ainsi. Il se prouve et il s'affiche, il est d'autant plus hardi qu'il est attaqué, et de telles véritez ne sont pas faites pour porter un masque. Votre amitié y est intéressé. Les calomniateurs qui disent, qui impriment que j'ay trompé des libraires, vous outragent en m'insultant, puisque c'est vous qui avez fait les éditions anglaises des lettres, et qui avez reçu plusieurs souscriptions. En un mot c'est icy une des affaires des plus sérieuses de ma vie, et croyez moy, elle influe sur la vôtre. C'est une occasion où nous devrions nous réunir, fussions nous ennemis. Que ne doit donc pas faire une amitié de vingt années? J'enverray à mr Rouillé le paquet contenant Alzire, et les 2 discours dès que cela sera transcrit. Adieu mon cher amy, je vous embrasse avec tendresse, continuez à m'aimer, et en particulier et en public et à répandre sur vous et sur moy par vos discours sages, polis, et mesurez la considération que notre amitié et notre goust pour les arts méritent.

Je suis bien étonné de ne pas recevoir des nouvelles de mr votre frère. Mais mon dieu ai je écrit à notre cher petit B, qui le premier m'annonça La victoire D'Alzire? Ma foy je n'en sçai rien, demandez le luy. Buvez à ma santé avec Pollion. Mandez moy ce que c'est que Daïra. Adieu, je vous aime de tout mon cœur.

V.