1736-02-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Ma destinée sera donc toujours d'avoir des remerciments à vous faire, des pardons à vous demander, et de nouvelles importunitez à vous faire essuier.
Je sçai quelle est votre bonté et votre indulgence, et qu'on prend toujours bien son temps avec vous, mais quelles circomstances que celles où vous êtes, pour que vous soyez tous les jours fatigué de querelles et des dénonciations de libraires, et que j'y ajoute encor de nouvaux contretemps au sujet de ces pauvres Americains! Mais enfin, quand on a débauché une fille on est obligé de nourrir l'enfant, et d'entrer dans les détails du ménage. C'est vous qui avez débauché Alzire, pardonnez moy donc touttes mes importunitez.

J'ay receu enfin la copie de la pièce telle qu'elle est jouée. Je vous avoue que si Demoulin avoit eu le soin de L'envoyer plutôt j'y aurais corrigé bien des choses assez essentielles, aumoins pour la diction.

La précipation avec la quelle on a été obligé de la donner, et la nécessité de changer quelques endroits à la hâte, ont fait glisser dans l'ouvrage bien des vers qu'on ne pouvoit reformer qu'avec un peu de loisir.

J'ay envoyé à Demoulin une grande feuille pleine des changements qui m'ont paru nécessaires, avec mes raisons en abrégé à la marge. Je vous suplie instament de vouloir bien la lire. J'envoye à tous les comédiens (hors à du Frene qui a une mémoire trop rebelle) les vers que je souhaitte qu'on récite. Mr Tiriot, ou mr de la Marre se chargera de L'exécution sous votre bon plaisir. J'ay fait faire deux copies de la feuille à cette intention.

Nous avons examiné la chose avec attention, made Duchatelet, et moy, et nous avons été également frappez de la nécessité de restituer bien de choses à peu près comme elles étoient par exemple lorsque nous avons lu au quatrième acte,

Alzire
Compte après cet effort sur un juste retour.
Gusman
En est il donc hélas qui tienne lieu d'amour?

Nous n'avons point été surpris que le quatrième acte ait réussi si mal surtout à la cour. Comptez qu'il vaudroit baucoup mieux qu'Alzire ne parût point au quatrième acte, que de dire des choses étranglées, et surtout un vers aussi dur, et aussi mal amené. Mais la réponse qu'on fait faire à Gusman est envérité impardonable. C'est un vers de Castrate qu'on met dans la bouche d'un homme fier et impitoyable. Cela jure avec son caractère. Il ne faut pas craindre à ce point le public, surtout après l'orage d'une première représentation essuié. Il faut L'acoutumer à des choses vrayes, fortes et vigoureuses, et ne point adoucir des couleurs naturelles pour plaire aux mauvais connaisseurs. Bon dieu que diroit Despreaux s'il voyoit Gusman répondre en doucereux? Au nom du bon goust laissez les choses dans leur premier état. Quelle différence?? ne la sentez vous pas?

Compte à jamais au moins sur ma reconnaissance,
Sur ma foy, sur les vœux qui sont en ma puissance,
Sur tous les sentiments du plus juste retour
(S'il en est après tout qui tienne lieu d'amour),
Par tant de grandeur D'âme aprouve mon courage.
Une femme D'Europe eût promis davantage,
Elle eût pu prodiguer le charme de ses pleurs.
Je n'ay point leurs attraits et je n'ay point leur mœurs etc.

Voylà qui est dans son caractère, voylà qui se lie et qui marche de suitte, qui amène ce vers,

Peutêtre en te priant redouble ton outrage,

et qui justifie la réponse de Gusman.

J'insiste encor sur le cinquième acte. Il est si écourté, si rapide qu'il ne nous a fait aucun effet. On craint les longueurs au téâtre, mais c'est dans les endroits inutiles et froids. Voyez que de vers débite Mitridate en mourant. Sont ils aussi nécessaires que ceux De Gusman? Quel outrage à touttes les règles que Monteze ne paraisse pas avec Gusman, et n'embrasse pas ses genoux! Je l'avois fait dire aux comédiens, mais inutilement. Tout le monde croit que c'est ma faute. J'en reçois tous les jours des reproches. Je vous conjure enfin de presser mr Tiriot, ou mr de la Marre d'exiger tous ces changements.

Je sçai qu'on fait bien d'autres critiques, mais pour satisfaire les censeurs, il faudroit refondre tout l'ouvrage et il seroit encor bien plus critiqué. C'est au temps seul à établir la réputation des pièces, et à faire tomber les critiques.

Mr et me Duchatelet ont aprouvé l'épitre dédicatoire que Tiriot vous a sans doute aportée. Ainsi nous vous demanderons en grâce que mr Rouillé acorde le privilège.

A l'égard d'un discours apologétique que j'adressois à mr Tiriot je ne suis pas encor bien décidé si j'en feray usage ou non. Je ne répondray jamais aux satires qu'on fera sur mes ouvrages. Il est d'un homme sage de les mépriser. Mais les calomnies personnelles, tant de fois imprimées et renouvellées, connues en France et chez les étrangers, exigent qu'on prenne une fois la peine de les confondre. L'honneur est d'une autre espèce que la réputation d'auteur. L'amour propre d'un écrivain doit se taire, mais la probité d'un homme accusé doit parler, afin qu'on ne dise pas

pudet hæc oprobria nobis
et dici potuisse, et non potuisse refelli.

Reste à savoir Si je dois parler moy même ou m'en remettre à quelque autre. C'est sur quoy j'attends votre décision.

Pardon de ma longue lettre et de tout ce qu'elle contient. Madame du Chatelet qui pense comme moy, mais qui me trouve un bavard, vous demande pardon pour mes importunitez. Elle obtiendra ma grâce de vous. Elle fait mille complimens aux deux aimables frères pour qui j'auray la plus tendre amitié, et la plus respectueuse reconnaissance.

V.

Je viens de relire la pièce, et je reprends la plume pour vous dire que je sens plus que jamais la nécessité de se conformer aux corrections que j'ay envoiées.

On est souvent choqué ou refroidy par un morceau d'ailleurs raisonable, et bien placé. On n'en démêle pas la cause, c'est souvent que le morceau pèche contre la langue, ou que l'analogie secrette de nos pensées, ce fil de nos idées, n'est pas bien developée. Je vous avois dit il y a longtemps que ces vers ne pouvoient se soutenir

'Sans être instruitte encor d'une loy si nouvelle
J'écoute ma vertu qui parle aussi haut qu'elle'.

On les a conservez. Voyez je vous prie combien de fautes il y a dans ces 2 vers!

sans être, est une expression lâche, et prosaique.

2º les sillable pleines d'r qui se choquent, révoltent toutte oreille délicate.

3º c'est un contresens que de dire: ma vertu parle aussi haut qu'une relligion dont je ne suis pas instruitte.

4º elle n'écouteroit pas sa vertu sansêtre instruitte mais, parcequ'elle ne seroit pas instruitte ou quoy qu'elle ne fût pas instruitte. C'est là la grande faute contre l'analogie des idées.

5. on diroit bien sans examiner ma relligion, j'écouteray ma vertu, par ce que ce sont deux verbes actifs, et que l'un peut exclure l'autre, mais on ne peut pas dire, j'écouteray ma vertu, sans être instruit de ma relligion, parcequ'alors il n'y a point d'oposition. Il faudroit dire, j'écouteray ma vertu quoy que (ou parceque) j'ignore ma relligion ou plutôt il fallait dire pour se conformer à l'état, au caractère d'Alzire, aux règles du langage, à celles des idées, et à la belle poésie,

Je connais mal peutêtre une loy si nouvelle,
Mais j'en crois ma vertu qui parle aussi haut qu'elle.

On a mis des choses brillantes et imposantes dans la bouche d'Alvares au 5ème acte,

Mon fils en ce moment va peutêtre expirer
Sensibleà tes bienfaits, détestant ta vengeance
Mon cœur ressent la haine et la reconnaissance.
Tu me vois tour à tour pénétré, combattu
D'horreur pour ton forfait d'amour, pr ta vertu.

Cependant que de fautes! En ce moment et peutêtre, deux expletives faibles. Sensible, peu expressif. Vengeance répété 6 vers après. La haine n'est pas le mot propre. Tour à tour est lâche, forfait impropre. De plus ces antitèses ne sont point le langage de la douleur. Il faut qu'il fasse sentir ces mouvements, mais qu'il ne les décrive pas. Il parle en poète. Je suis chrétien avant que d'être père. Rend le pardon de Gusman, une répétition, présente deux fois le même objet, et ce mot seul affaiblit le cinqème acte. D'ailleurs Alvares devroit être auprès de son fils. Il n'y a que la prononciation de l'arrest qui doive l'en dispenser. Jugez de quelle difficulté est une tragédie quand il faut examiner 1800 vers avec cette discussion sévère. Pardon, pardon, je suis un importun et un pédant. Mais je vous aime, vous et mon art, à la folie.

V.