1734-12-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je ne crois pas que mes sauvages puissent jamais trouver un protecteur plus poli que vous, et que je puisse jamais avoir un amy plus aimable.
Il ne faut plus songer à faire jouer cela cet hiver. Plus j'attendray plus la pièce y gagnera. Je ne seray pas fâché d'attendre un temps favorable, où le public soit avide de nouvautez. Je suis charmé qu'on m'oublie. Le secret d'ailleurs en sera mieux gardé sur la pièce, et le peu de gens qui ont sçu que j'avois envie de traiter ce sujet seront déroutez.

Puis que la conversion de Gusman vous plait il ira droit en paradis, et j'espère faire mon salut auprès du parterre.

La façon de tuer ce Gusman chez luy n'est pas si aisée que d'opérer sa conversion. Zamore avoit pris déjà l’épée d'un Espagnol pour ce bau chef d’œuvre. Si vous voulez il prendra encor les habits de l'Espagnol. J'avois fait endormir la garde peu nombreuse et fatiguée. Si vous voulez je l'enivreray pour la faire mieux ronfler.

Faire de Monteze un fripon me paroit impossible. Pour qu'un homme soit un coquin, il faut qu'il soit un grand personage, il n'apartient pas à tout le monde d’être fripon. Monteze quoyque père de la signora n'est qu'un subalterne dans la pièce. Il ne peut jamais faire un rôle principal, il n'est là que pour faire sortir le caractère d'Alzire. Figurez vous la mère de la Gossin avec sa fille. J'en suis fâché pour Monteze, mais je n'ay jamais compté sur luy.

Les autres ordres que vous me donnez sont plus faciles à exécuter. Patientiam habe in me, et ego omnia reddam tibi. Je m’étois hâté d'envoyer à me du Ch. des changements pour les derniers actes mais il ne faut point se hâter quand on veut bien faire. L'imagination harcelée et gourmandée devient rétive, j'attendray les moments de l'inspiration.

J'acable de mes respects et de mon amitié madame votre mère, et le lecteur de Louis 15. Je vous suplie de faire ma cour à me de Bolinbrooke. Vrayment je seray fort aise que ce mr de Matignon tire un peu la manche du garde des sceaux en ma faveur. Il faut au bout du comte ou être effacé du livre de proscription, ou enfin s'en aller hors de France. Il n'y a pas de milieu et sérieusement l’état où je suis est très cruel.

Je serois très fâché d’être obligé de passer ma vie hors de France, mais je serois aussi très fâché qu'on crût que j'y suis, et surtout qu'on sût où je suis. Je me recommande sur cela à votre tendre et sage amitié. Dites bien à tout le monde que je suis àprésent en Lorraine.

J'ay envoyé un petit mémoire par Demoulin à mr Heraut. Voudriez vous bien luy en parler? et savoir de luy si ce mémoire peut produire quelque chose?

Adieu, les misérables sont gens bavards et importuns.

V.