1736-01-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je n'ose me flatter de mériter vos éloges mais je sens bien que je mérite vos critiques.
Assurément ce père fait le personage d'un sot père au quatrième acte, et ôte tout l'intérest de la pièce. Je n'avois qu'entrevu ce défaut. En vous remerciant de tout mon cœur de m'avoir ouvert les yeux. Voylà à quoy servent des amis comme vous qui ont l'esprit aussi éclairé qu'ils ont Le cœur aimable. Ce sot père est absolument délogé du quatrième acte. Mais est il bien vray que la conversion de cet Espagnol vous déplaise tant? Vous êtes bien mauvais crétien, mais vous savez que le parterre est bon catholique. S'il y a un côté respectable et frapant dans notre relligion, c'est ce pardon des injures qui d'ailleurs est toujours héroique quand ce n'est pas un effet de la crainte. Un homme qui a la vangeance en main et qui pardone passe partout pays pour un héros. Et quand ce héroisme est consacré par la relligion il en devient plus vénérable au peuple qui croit voir dans ces actions de clémence quelque chose de divin. Il me paroit que ces paroles du duc François de Guise que j'ay employées dans la bouche de Gusman, ta relligion t'enseigne à m'assassiner, et la mienne à te pardonner, ont toujours excité l'admiration. Le duc de Guise étoit à peu près dans le cas de Gusman, persécuteur en bonne santé, et pardonant héroiquement quand il étoit en danger. Raillerie à part je suis persuadé que la relligion fait plus d'effet sur le peuple au théâtre quand elle est mise en baux vers, qu'à l'église où elle ne se montre qu'avec du latin de cuisine. Les honnêtes gens traitèrent le bon vieux Lusignan de capucin, quand je lus la pièce, et le gros du monde fondit en larmes à la représentation. En un mot ce qu'il y a de touchant dans une relligion L'emportera toujours sur tout le reste dans l'esprit de la multitude, et plus j'envisage le changement de Gusman de tous les côtez, plus je le regarde comme un coup qui doit faire une très grande impression. Mandez moy donc ce que vous avez à oposer à mes petites raisons. Je vous demande en grâce de me dire ce que vous pensez de Didon et quel jugement on en porte dans le public depuis qu'elle a paru à ce jour dangereux de l'impression. L'histoire japonoise m'a fort réjoui dans ma solitude. Je ne sçai rien de si fou que ce livre, et rien de si sot que d'avoir mis l'auteur à la bastille. Dans quel siècle vivons nous donc! on brûleroit aparemment Lafontaine aujourduy. Il seroit bien triste mon cher amy d'être né dans ce vilain temps cy, s'il n'y avoit pas encor quelques gens comme vous qui pensent comme on pensoit dans les baux jours de Louis 14. Conservez moy je vous en conjure une amitié qui fait la consolation de ma vie. Permettez moy d'en dire autant à m. votre frère. Vous ne me mandez point si me de Feriole est encor à Pondeveile. Adieu, personne ne vous sera jamais plus tendrement attaché que moy.