A Vienne, le 11 mai 1722
C'est répondre bien mal à vos bontés, monsieur, que d'y répondre si tard, et si ce retardement venait de ma faute, elle serait inexcusable.
Ila fallu queplus d'un contretemps s'en soit mêlé pour me faire différer si longtemps à vous remercier du plaisir que m'a fait la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m’écrire du 23 février. M. le baron de Breteuill'a gardée fort longtemps avant que de me l'envoyer, elle est restée en chemin un mois entier et je ne l'ai reçue qu'après les fêtes de pâques. M. le prince Eugène s'est trouvé tellement accablé d'affaires depuis ce temps là qu'il s'est passé quinze jours avant qu'il ait pu me donner une après-dînée pour lire le plan que vous m'avez envoyé, l'estime qu'il a pour vous ne pouvant s'accommoder d'une attention passagère à vos ouvrages. Et enfin, pour finir ma justification, je ne me suis pas sitôt vu en état de vous écrire qu'une foule de visites à rendre ou à recevoir, jointe aux autres embarras qui précèdent toujours un long voyage, ne m'ont pas laissé un quart d'heure pour m'acquitter de ce devoir. Je ne sais même si j'aurai assez de loisir aujourd'hui pour m'en bien acquitter.
L'exposition que vous avez eu la bonté de m'envoyer de votre poème, tout abrégée qu'elle est, m'a laissé entrevoir une si grande quantité de belles choses qu'il me faudrait un volume, non pas une lettre, pour vous marquer ce que je pense en détail sur chacune. J'aurai plus tôt fait de vous dire, monsieur, que vous avez totalement rempli l'idée que j'ai de l'excellence du poème épique. L'action que vous avez choisie est peut-être la seule de notre histoire qui soit propre à l’épopée, mais, quelque heureux que soit le sujet, il fallait une imagination aussi heureuse que la vôtre pour y trouver sans le secours des divinités païennes tout le merveilleux que vous y avez su jeter. Virgile s'est servi des dieux d'Homère, qu'il a trouvés tout créés, au lieu que vous avez été obligé d'en créer de vous même sans vous écarter du système de notre religion, le moins susceptible qui ait jamais été de toutes les fictions et de tous les ornements de la poésie. En cela vous méritez, monsieur, toutes les louanges dues à l'invention, mais vous n'en méritez moins par l'imitation adroite de la conduite et du tour des anciens, et surtout de Virgile, que vous faites revivre, pour ainsi dire, habillé à notre manière et converti à notre foi. Il a acquis une gloire immortelle en bien traitant Homère, et ce n'est qu'en l'imitant comme vous l'avez fait que vous pouviez parvenir