1743-08-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Je mêne icy une vie délicieuse dont les agrémens ne sont combattus que par Le regret que m'inspirent mes amis, et surtout par le chagrin que j'ay de voir que vous ne vivez encor que de promesses.
Je n'ay jamais douté de la pension vous le savez, mais je suis aussi surpris qu'affligé de ces prodigieux retardements. Le roy de Prusse vous fera t'il donc vieillir dans l'espérance? et l'inscription de votre tombeau sera t'elle un jour: cy gît qui attendit son payement? En vérité cela perce le cœur. J'espère en parler bientôt fortement à sa majesté prusienne, soit aux eaux de Spa, soit à Berlin. Vous savez que je ne suis pas

Dissimulator opis propriæ mihi commodus uni.

Je n'ay heureusement rien à demander à ce monarque pour moy même. On est bien honteux quand on demande pour soy, mais on est bien hardy quand on demande pour un amy. Sa majesté m'a fait l'honneur en dernier lieu de m'écrire plusieurs lettres dans les quelles elle daigne m'offrir un établissement sûr et avantageux. Je lui ay répondu que le plus bel établissement pour moy étoit le bonheur de le voir et de l'entendre, que je n'en voulois point d'autre, et que, si je pouvois renoncer à ma patrie et à mes amis à qui je dois tout, je passerois le reste de ma vie dans sa cour. Voylà où j'en suis, et voylà quels seront toujours mes sentiments. Je suis même assez heureux pour que le roy de Prusse les aprouve. Tout roy qu'il est il ne trouve pas mauvais que les grands devoirs de l'amitié aillent les premiers.

Ne vous méprenez plus sur le nom d'un homme qui sera immortel dans ce pays cy. Ce n'est point Vanhyden, c'est Vanharen qu'il s'apelle. Il luy est arrivé la même chose qu'à Homère. On gagnoit sa vie à réciter ses vers aux portes des temples et des villes, la multitude court après luy quand il va à Amsterdam. On l'a gravé avec cette belle inscription:

Quæ canit, ipse facit.

Vous ne sauriez croire combien cette fadaise, par la quelle j'ay répondu à ses politesses et à ses amitiez m'a concilié icy les esprits. On en a imprimé plus de vingt traductions. Il n'est rien tel que l'àpropos.

Voicy quatre petits vers qu'on vient de m'aprendre fort à propos au sujet du Virgile de ce malheureux Desfontaines:

Pour Coridon et pour Virgile
Il montre des soins assidus.
Je ne sçai s'il est fort habile:
Il les a tout deux corrompus.

Bon soir, croyez qu'en tout temps et en tout lieu je songerai à vos intérêts. Je vous embrasse.

V.