1738-10-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Jacques Lefranc, marquis de Pompignan.

Tous les hommes ont de l'ambition, Monsieur; et la mienne est de vous plaire, d'obtenir quelquefois vos suffrages et toujours votre amitié.
Je n'ay guères vû jusques icy que des gens de lettres occupés de flatter les idoles du monde, d'être protégés par les ignorants, d'éviter les Connoisseurs de chercher à perdre leurs Rivaux et non à les surpasser. Toutes les académies sont infectées de brigues et de haines personelles, quiconque montre du talent a sur le champ pour ennemis ceux là même qui pourroient rendre justice à ses talents, et qui devroient être ses amis.

M. Tiriot, dont vous connoissés l'esprit de justice et de candeur et qui a lû dans le fond de mon cœur pendant vingt cinq années, sçait à quel point je déteste ce poison répandû sur la litterature. Il sait surtout quelle estime j'ay conçû pour vous dès que j'ai pû voir quelques [uns] de vos ouvrages. Il peut vous dire que même à Cirey auprès d'une personne qui fait tout l'honneur des sciences et tout celuy de ma vie, je regrettois infiniment de n'être pas lié avec vous. Avec quel homme de Lettres aurois je donc voulû être uni, sinon avec vous, Monsieur, qui joignés un goût si pur à un talent si marqué? Je sçai que vous êtes non seulement homme de lettres, mais un excellent citoyen, un amy tendre. Il manque à mon bonheur d'être aimé d'un homme comme vous.

J'ay lû avec une satisfaction très grande votre dissertation sur le pervigilium Veneris. C'est là ce qui s'apelle traité la littérature. Madame La Marquise du Chastelet, qui entend Virgile comme Milton, a été vivement frappée de la finesse avec la quelle vous avés trouvé dans les géorgiques l'original du pervigilium. Vous êtes comme les connoisseurs nouvellement venûs d'Italie tout remplis de leur Raphael, de leur Carache, de leur Paul Veroneze, qui démêlent tout d'un coup les pastiches des Boulognes.

Vous avés donné un bel essay de traduction dans vos vers:

C'est l'aimable printemps dont l'heureuse influence.

Votre dernier vers, Et le jour qu'il naquit fut au moins un beau jour, me paroit beaucoup plus beau que

Ferrea progenies duris caput extulit arvis.

Le sens de votre vers étoit, comme vous le dites très bien, renfermé dans celuy de Virgile. Souffrés que je dise qu'il y étoit renfermé comme une perle dans des écailles.

Je voudrois seulement que ce beau vers pût s'accorder avec ceux cy qui le précèdent:

De l'univers naissant le printemps est l'image,
Il ne cessa jamais durant le premier âge.

J'ay peur que ce ne soient là deux mérites incompatibles. Si le printemps ne cessa point dans l'âge d'or il y eût plus d'un beau jour. Vous pourriés donc sacrifier ces il ne cessa jamais de ce beau vers Et le jour quil naquit fut & ca. Ce dernier vers mérite ce sacrifice que j'ose vous demander.

Vous voyés monsieur que je compte déjà sur votre amitié et vous pardonnés sans doute à ma franchise; j'entre avec vous dans ces détails parce qu'on m'a dit que vous traduisés toutes les géorgiques. L'entreprise est grande. Il est plus difficile de traduire cet ouvrage en vers françois qu'il ne l'a eté de le faire en latin. Mais je vous exorte à continuer cette traduction pour une Raison qui me paroit sans réplique: c'est que vous êtes seul capable d'y réussir. J'ay été votre partisan dans ce que vous avés dit de l'Enéide de Virgile; il n'apartient qu'à ceux qui sentent comme vous les beautés d'oser parler des deffauts. Mais je demanderois grâce pour la sagesse avec la quelle il a évité de ressembler à Homère dans cette foule de grands caractères qui embelissent l'Iliade. Homere avoit vingt rois à peindre, et Virgile n'avoit qu'Enée et Turnus.

Si vous avés trouvé des défauts dans Virgile j'ay osé relever bien des bévües dans Descartes. Il est vray que je n'ai pas parlé en mon propre et privé nom. Je me suis mis sous le bouclier de Neuton. Je suis tout au plus le Patrocle couvert des armes d'Achilles. Je ne doute pas qu'un esprit juste, éclairé comme le vôtre ne compte la philosophie au rang de ses connoissances. La France est jusqu'à présent le seul pays ou les téories de Neuton en phisique et de Boerhave en médecine soient combattues. Nous n'avons pas encore de bons élémens de phisique. Nous avons pour toute astronomie le livre de Bion, qui n'est qu'un ramas informe de quelques mémoires de l'académie. On est obligé quand on veut s'instruire de ces sciences de revenir aux étrangers, à Keils, à Volf, à Sgravesendes. On va imprimer enfin des Institutions phisiques dont M. Pitot est l'examinateur et dont il dit beaucoup de bien. Je n'ay eu que le mérite d'être le premier qui ait osé béguaier la vérité, mais avant qu'il soit dix ans vous verrés une révolution dans la phisique et se mirabitur Gallia neutonianam.

Et nous dirons avec vos géorgiques, miratur que novas frondes et non sua poma.

Il est vray que la phisique d'aujourd'huy est un peu contraire aux fables des géorgiques, à la renaissance des abeilles, aux influences de la lune, mais vous sçaurés en maître de l'art conserver les beautés de ces fictions et sauver l'absurde de la phisique. Voilà a quoy vous servira l'esprit philosophique qui est aujourd'huy le maître de tous les arts.

Si vous avés quelqu'objection à faire sur Neuton, quelqu'instruction à donner sur la littérature où quelqu'ouvrage à communiquer, songés, Monsieur, je vous en prie à un solitaire plein d'estime pour vous qui cherchera toute sa vie à être digne de votre commerce. C'est dans ces sentimens que je seray toujours,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur.