1773-07-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas de Lisle.

Si vous voiagez, Monsieur, pour les belles divinités de la France vous faittes bien d’aller où est Madame la comtesse De Brionne.
Si vous voulez chemin fesant voir des ombres comme fesait le capitaine de Dragons Ulisse dans ses voiages, vous ne pouvez mieux vous adresser que chez moi. Je suis la plus chétive ombre de tout le païs, ombre de quatre vingt ans ou environ, ombre très légère et très souffrante. Je n’apparais plus aux gens qui sont en vie. Mon triste état m’interdit tout commerce avec les humains; mais quoique vous n’aiez point traduit les géorgiques, hazardez de venir à Ferney quand il vous plaira. Made Denis qui est le contraire d’une ombre vous fera les honneurs de la chaumière. Nous avons un autre neveu, capitaine de Dragons tout comme vous, qui demeure dans une autre chaumière voisine. Et moi, si je ne suis pas mort absolument, je vous ferai ma cour comme je pourai dans les intervales de mes anéantissements. Si je meurs pendant que vous serez en route, celà ne fait rien, venez toujours, mes mânes en seront très flattés, ils aiment passionément la bonne compagnie.

J’ai l’honneur d’être avec respect, Monsieur, Vôtre très humble et très obéissante servante

L’ombre de Voltaire