1716-07-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Guillaume Amfrye de Chaulieu.

A vous l'Anacréon du Temple;
A vous le sage si vanté,
Qui nous prêchez la volupté
Par vos vers, & par votre exemple;
Vous, dont le luth délicieux,
Quand, la goutte au lit vous condamne
Rend des sons aussi gracieux,
Que quand vous chantez la tocane
Assis à la table des dieux!

Je vous écris, monsieur, du séjour du monde le plus aimable, si ne n'y étais point exilé, & dans lequel il ne me manque, pour être parfaitement heureux, que la liberté d'en pouvoir sortir. C'est ici que Chapelle a demeuré deux ans de suite; mais il n'y était point par ordre du roy. Je voudrais bien qu'il eût laissé dans ce château un peu de son génie; cela accommoderait bien un homme qui veut vous écrire; mais comme on assure qu'il vous l'a laissé tout entier, j'ai été obligé de recourir à lui même:

Et, dans une tour assez sombre
Du château qu'habita jadis
Le plus badin des beaux esprits,
Un beau soir j'évoquai son ombre.
Aux déités des sombres lieux
Je ne fis point de sacrifices
Comme eût fait un prêtre des dieux,
Ou quelque vieille pythonisse;
Il n'y faut point tant de façon
Pour une ombre aimable & légère,
C'est bien assez d'une chanson,
Et c'est tout ce que je puis faire;
En impromptu je lui dis donc:
Eh! de grâce, monsieur Chapelle,
Quittez le manoir de Pluton
Pour un rimeur qui vous appelle;
Mais non; sur la voûte éternelle
Les dieux vous ont reçu, dit on,
Et vous ont mis entre Apollon
Et le fils joufflu de Semelle.
Du haut de ce divin canton,
Descendez donc, monsieur Chapelle.
Cette familière oraison
Dans la demeure fortunée
Reçut quelque approbation;
Car enfin quoique mal tournée
Elle était faite en votre nom.
Chapelle en ce moment là donc
M'apparut par la cheminée:
Je fus bientôt, à son approche,
Saisi d'un mouvement divin,
Car il avait sa lyre en main,
Et son Gassendi dans sa poche:
Il s'appuyait sur Bachaumont,
Dont il se servit pour second
Dans le récit de ce voyage,
Qui du plus charmant badinage
Est la plus charmante leçon.

Je vous dirai pourtant en confidence, & si la poste ne me pressait, je vous le rimerais, ce Bachaumont là n'est pas trop content de Chapelle. Il se plaint qu'après avoir tous deux travaillé aux mêmes ouvrages, Chapelle lui a volé la moitié de la réputation qui lui appartenait. Il prétend que c'est à tort que le nom de son compagnon a étouffé le sien; car c'est moi, me dit il tout bas à l'oreille, qui ai fait les plus jolies choses du voyage, & entr'autres: Sous ce berceau qu'amour exprès . . . .

Mais il ne s'agit pas ici de rendre justice à ces deux messieurs; il suffit de vous dire que je m'adressai à Chapelle, pour lui demander comment il s'y prenait autrefois dans le monde:

Pour chanter toujours sur sa lyre,
Ces vers aisés, ces vers coulants,
De la nature heureux enfants,
Où l'art ne trouve rien à dire.
L'amour, me dit il, & le vin
Autrefois me firent connaître
Les grâces de cet art divin:
Puis à Chaulieu l'épicurien
Je servis quelque temps de maître:
Il faut que Chaulieu soit le tien.

Vous voilà donc engagé, monsieur, à avoir de la bonté pour moi; en faveur d'une ombre dont la recommandation doit être excellente auprès de vous.