Clèves, ce 15 décembre [1740]
Grand roi, je vous l'avais préditQue Berlin deviendrait Athène
Pour les plaisirs et pour l'esprit;
La prophétie était certaine.
Mais quand, chez le gros Valori,
Je vois le tendre Algarotti
Presser d'une vive embrassade
Le beau Lujac, son jeune ami,
Je crois voir Socrate affermi
Sur la croupe d'Alcibiade;
Non pas ce Socrate entêté,
De sophismes faisant parade,
A l'œil sombre, au nez épaté,
A front large, à mine enfumée;
Mais Socrate vénitien,
Aux grands yeux, au nez aquilin
Du bon saint Charles Borromée.
Pour moi, très désintéressé
Dans ces affaires de la Grèce,
Pour Frédéric seul empressé,
Je quittais étude et maîtresse;
Je m'en étais débarrassé;
Si je volai dans son empire,
Ce fut au doux son de sa lyre;
Mais la trompette m'a chassé.
Vous ouvrez d'une main hardieJe temple horrible de Janus;
Je m'en retourne tout confus
Vers la chapelle d'Emilie.
Il faut retourner sous sa loi,
C'est un devoir; j'y suis fidèle,
Malgré ma fluxion cruelle,
Et malgré vous, et malgré moi.
Hélas! ai-je perdu pour elle
Mes yeux, mon bonheur, et mon roi?
Sire, je prie le dieu de la paix et de la guerre qu'il favorise toutes vos grandes entreprises, et que je puisse bientôt revoir mon héros à Berlin, couvert d'un double laurier, &c.