1774-04-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Fulcrand de Rosset.

Monsieur,

Vous pardonnerez sans doute à mon grand âge et à mes maladies continuelles, si je ne vous ai pas remercié plutôt du beau présent dont vous m'avez honoré.

J'ai lu avec beaucoup d'attention votre poëme sur l'agriculture; j'y ai trouvé l'utile et l'agréable, la variété nécessaire, et la difficulté prèsque toujours heureusement surmontée.

On dit que vous n'avez jamais cultivé l'art que vous enseignez. Je l'exerce depuis plus de vingt ans, et certainement je ne l'enseignerai pas après vous.

J'ai été étonné que dans vôtre premier chant vous adoptiez la méthode de Mr Tull, Anglais, de semer par planches. Plusieurs de nos Français (que vous appellez toujours françois et que parconséquent vous n'avez jamais osé mettre au bout d'un vers) ont voulu mettre en crédit cette innovation. Je puis vous assurer qu'elle est détestable, dumoins dans le climat que j'habite. Un homme qui a été longtemps loué dans les journaux, et qui était cultivateur par livres, se ruinait à semer par planches, et était obligé de m'emprunter de l'argent, tandis que son nom brillait dans le mercure.

J'ai défriché les terreins les plus ingrats qui n'avaient jamais pu seulement produire un peu d'herbe grossière; mais je ne conseillerais à personne de m'imiter, excepté à des moines, parce qu'eux seuls sont assez riches pour suffire à ces frais immenses et pour attendre vingt ans le fruit de leurs travaux.

Voilà pourquoi l'illustre et respectable Mr De st Lambert, que vous avouez être distingué par ses talents, a dit très justement, qu'il a fait des georgiques pour les hommes chargés de protéger les campagnes, et non pour ceux qui les cultivent; que Les georgiques de Virgile ne peuvent être d'aucun usage aux païsans; que donner à cet ordre d'hommes des leçons en vers sur leur métier, est un ouvrage inutile; mais qu'il sera utile à jamais d'inspirer à ceux ques les loix élèvent audessus des cultivateurs la bienveillance et les égards qu'ils doivent à des citoiens estimables.

Rien n'est plus vrai, Monsieur. Soiez sûr que si je lisais aux païsans de mes villages, les oeuvres & les jours d'Hesiode, les georgiques de Virgile & les vôtres ils n'y comprendraient rien. Je me croirais même en conscience, obligé de leur faire restitution si je les invitais à cultiver la terre en Suisse comme on la cultivait auprès de Mantoue.

Les georgiques de Virgile feront toujours les délices des gens de Lettres, non pas à cause de ses préceptes, qui sont pour la pluspart les vaines répétitions des préjugés les plus grossiers, non pas à cause des impertinentes louanges, et de l'infâme idolâtrie qu'il prodigue au Triumvir Octave, mais à cause de ses admirables épisodes, de sa belle description de l'Italie, de ce morceau si charmant de poësie et de philosophie qui commence par ces vers,

ô fortunatos nimium,

à cause de sa terrible et touchante description de la peste, enfin, à cause de l'épisode d'Orphée.

Voilà pourquoi Mr De st Lambert donne aux géorgiques l'épitête de charmantes que vous semblez condamner.

J'aurais mauvaise grâce, Monsieur, de me plaindre que vous aiez été plus sévère envers moi qu'envers Mr De st Lambert. Vous me reprochez d'avoir dit dans mon discours à l'académie qu'on ne pouvait faire des georgiques en français. J'ai dit qu'on ne l'osait pas, et je n'ai jamais dit qu'on ne le pouvait pas. Je me suis plaint de la timidité des auteurs, et non pas de leur impuissance. J'ai dit en propres mots qu'on avait resserré les agréments de la langue dans des bornes trop étroites; je vous ai annoncé à la nation, et il me parait que vous traittez un peu mal vôtre précurseur.

Il semble que vous en vouliez aussi à la poësie dramatique, quand vous dites que la prose a eu aumoins autant de part à la formation de nôtre langue que la poësie de nôtre théâtre et que quand Corneille mit au jour ses chefs d'oeuvre Balzac et Pelisson avaient écrit, et Pascal écrivait.

Premièrement on ne peut compter Balzac, cet écrivain de phrases empoulées qui changea le naturel du stile épistolaire en fades déclamations recherchées.

A l'égard de Pelisson, il n'avait rien fait avant le Cid et Cinna.

Les Lettres Provinciales de Pascal ne parurent qu'en 1654 et la Tragédie de Cinna, faitte en 1642 fut jouée en 1643.

Ainsi il est évident, Monsieur, que c'est Corneille qui le premier a fait de véritablement beaux ouvrages en nôtre langue.

Permettez moi de vous dire que ce n'est pas à vous de rabaisser la poësie; j'aimerais autant que Mr D'Alembert et Mr Le Marquis de Condorcet rabaissassent les mathématiques. Que chacun jouïsse de sa gloire. Celle de Mr De st Lambert est d'avoir enseigné aux possesseurs des terres à être humains envers leurs vassaux; aux intendants à ne pas oprimer les peuples par des corvées; aux ministres à adoucir le fardeau des impôts autant que l'intérêt de l'état peut le permettre. Il a orné son poëme d'épisodes très agréables; il a écrit avec sensibilité et avec imagination.

Vous avez joint, Monsieur, l'exactitude aux ornements, vous avez lutté à tout moment contre les difficultés de la langue, et vous les avez vaincues. Enfin Mr De st Lambert avait écrit pour sa maitresse, et vous avez écrit pour le Roi. Lafontaine a dit,

On ne peut trop louer trois sortes de personnes,
Les Dieux, sa maîtresse et son roi.
Esope le disait, j'y souscris quant à moi.

Esope n'a jamais rien dit de celà, mais n'importe.

J'ai l'honneur d'être avec la plus respectueuse estime Mr vôtre.