1764-09-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis René de Caradeuc de La Chalotais.

Agréez, monsieur, que m. de La Vabre, qui vous présenta, l'an passé, une lettre de ma part, et que vous reçûtes avec tant de bonté, ait encore l'honneur de vous en présenter une.
Il vous parlera de son affaire; mais moi je ne peux vous parler que de vous même, de votre éloquence, des excellentes méthodes que vous avez daigné donner pour élever des jeunes gens en citoyens et pour cultiver leur raison qu'on a si longtemps pervertie dans les écoles. Vous me paraissez le procureur général de la France entière.

J'ai relu plusieurs fois tout ce que vous avez bien voulu rendre public, et toujours avec un nouveau plaisir. Vous ne vous contentez pas d'éclairer les hommes, vous les secourez. J'ai vu dans des mémoires d'agriculture combien vous l'encouragez dans votre patrie. Je me suis mis au rang de vos disciples; j'ai semé du fromental à votre exemple, et j'ai forcé les terres les plus ingrates à rapporter quelque chose. Je trouve que Virgile avait autant de raison de dire: ô fortunatos nimiùm sua si bona norint qu'il avait tort de quitter la vie dont il fasait l'éloge. Il renonça à la charrue pour la cour, j'ai eu le bonheur de quitter les rois pour la charrue. Plût à dieu que mes petites terres fussent voisines des vôtres! Les hommes qui pensent sont trop dispersés; et le nombre des philosophes est encore bien petit, quoiqu'il soit beaucoup plus grand que dans notre jeunesse. J'ai vu l'empire de la raison s'étendre, ou plutôt ses fers devenus plus légers. Encore quelques hommes comme vous, monsieur, et le genre humain en vaudra mieux.

Je vous supplie d'être bien persuadé du respect infini avec lequel je serai toute ma vie &a.

Voltaire