1774-06-26, de Count Andrei Petrovich Shuvalov à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Toutes les belles choses que vous avés La bonté de me dire dans une Lettre de quatre pages toute Ecrite de votre Main, sont trop flateuses pour que je les prène autrement que pour un Compliment que le plus grand home de L'Europe daigne faire à un de ses plus sincères admirateurs.
Peut-on vous Lire et ne pas penser d'après vous? peut-on ne pas adopter votre philosophie que vous nous inculqués en si beaux vers? Voilà mon Cas. Mon Epitre à Ninon est une récapitulation de tant de choses Importantes que vous avés Enseigné aux Homes. Vous voiés bien qu'il n'y a de mon Crû que le Méchanisme de quelques vers. Encor j'ai cherché dans vos Divins Ouvrages jusqu'au secret de ce Méchanisme. Je suis un Ecolier qui a Copié quelques Attitudes de Raphael, c'est tout mon Mérite. J'ai Encor celui de discerner les Talens des Ecrivains supérieurs contre les quels on clabaude à Paris. Les Clemens, les Sabatier, les Nonottes &a &a &a &a &a &a ne m'ont pas perverti.

Oui je sais en dépit de quelques froids pédans
Honorer le Génie et chérir les Talens
De mes Contemporains j'Estime le Mérite
Sans Lire un plat journal fait par un Ex-jésuite.
Ecrasé dans son Trou le Triste Aliboron
Me rapelle toujours le réptile Pithon
Tandis que son Vainqueur du Haut de sa Carrière
Semblable au Dieu du jour dispense la Lumière.
Oui L'Homère Français le plus grand des Humains
De L'Europe Etonée Embelit les Destins.
Je place à ses côtés Racine et La Fontaine,
L'Apologue m'Instruit, j'adore Melpomène,
Chantre Heureux des saisons que j'aime tes Accens.
Loin du faste des Cours au milieu de mes champs,
O! combien je relis tes Aimables Ouvrages,
Fais pour tous les païs, Ils ont tous les sufrages.
Parmi les prosateurs, j'Encence Fénelon,
Quoique très peu dévot je relis Massillon,
Jusques au fond du Nord on Est sensible au stile.
Une phrase arondie, un vers doux et facile,
Enchante mon Oreille et passe dans mon Coeur.
Beaux Arts présens des Cieux je vous dois mon bonheur,
Vous Etes mes soutiens. Rousseau vous Calomnie,
Quand Encor de L'Ingrat vous Consolés La vie.
Tel Chasse parmi nous, en observant Vénus,
Aux Gens qui L'accueuillaient refusait des Vertus.

Voilà, Monsieur, ma profession de Foi en Littérature. Pardon si je vous l'Expose en si mauvais vers.

J'ai fait pour Mselle Druon ce que vous souhaités. J'ai chargé mon banquier de la faire venir par Terre de Berlin. J'aurais Ecrit à cette Demoiselle à Ferney si je pouvais Croire qu'Elle y est Encor. Je vous suplie d'Etre persuadé des attentions particulières que nous aurons pour une personne à laquelle vous vous Intéressés si vivement. Je vous prie, au cas que Le Disciple de Triptolême soit Encor chés vous de vouloir bien me faire sçavoir ses Conditions. J'Espère de trouver à le placer. Veuillés, Monsieur, présenter mes Homages à Madame Denis. Ma fedme me charge de faire bien ses Complimens à l'Oncle et à la Nièce qui lui ont Témoignés tant de bonté. Je suis avec vénération et attachement Inviolable

Monsieur

Votre très-humble et trés-obéissant serviteur

Le Comte de Chouvalow