1733-10, de Antonio Cocchi à Carlo Rinuccini.

Selon moi, monseigneur, il n'y a rien de plus beau que le poème de la Henriade que vous avez eu la bonté de me prêter.

J'ose vous dire mon jugement avec d'autant plus d'assurance, que j'ai remarqué qu'ayant lu quelques pages de ce poème à gens de différente condition, de différent génie, adonnés à divers genres d’érudition, tout cela n'a pas empêché la Henriade de plaire également à tous, ce qui est la preuve la plus certaine que l'on puisse apporter de sa perfection réelle.

Les actions chantées dans la Henriade regardent, à la vérité, les Français plus particulièrement que nous; mais comme elles sont véritables, grandes, simples, fondées sur la justice et entremêlées d'incidents qui frappent, elles excitent l'attention de tout le monde.

Qui est celui qui ne se plairait point à voir une rébellion étouffée et l'héritier du trône, s'y maintenir en assiégeant sa capitale rebelle, en donnant une sanglante bataille, et en prenant toutes les mesures dans lesquelles la force, la valeur, la prudence et la générosité brillent à l'envie?

Il est vrai que certaines circonstances historiques sont changées dans le poème; mais outre que les véritables sont notoires et récentes, ces changements étant ajustés à la vraisemblance, ne doivent point embarrasser l'esprit d'un lecteur, tant soit peu accoutumé à considérer un poème comme l'imitation du possible et de l'ordinaire liés ensemble par des fictions ingénieuses.

Tout éloge que puisse jamais mériter un poème pour le bon choix de son sujet est certainement dû à la Henriade, d'autant plus que par une suite naturelle il a été nécessaire d'y raconter le massacre de la s. Barthelemy, le meurtre de Henri III, la bataille d'Yvri et la famine de Paris, événements tous vrais, tous extraordinaires, tous terribles, et tous représentés, avec cette admirable vivacité qui excite dans le spectateur et de l'horreur et de la compassion: effets que doivent produire pareilles peintures, quand elles sont de main de maître.

Le nombre d'acteurs dans la Henriade n'est pas grand, mais ils sont tous remarquables dans leur rôle, et extrêmement bien dépeints dans leurs mœurs.

Le caractère du héros, Henri IV, est d'autant plus incomparable que l'on y voit la valeur, la prudence militaire, l'humanité et l'amour s'entre-disputer le pas, et se le céder tour à tour et toujours à propos pour sa gloire.

Celui de Mornais, son ami intime, est certainement rare, il est représenté comme un philosophe savant, courageux, prudent et bon.

Les êtres invisibles, sans l'entremise desquels les poètes n'oseraient entreprendre un poème, sont bien ménagés dans celui-ci et aisés à supposer; tels sont l’âme de s. Louis et quelques passions humaines personnifiées, encore l'auteur les a-t-il employées avec tant de jugement et d’économie, que l'on peut facilement les prendre pour des allégories.

En voyant que ce poème soutient toujours sa beauté sans être farci comme tous les autres d'une infinité d'agents surnaturels, cela m'a confirmé dans l'idée que j'ai toujours eue, que si on retranchait de la poésie épique ces personnages imaginaires, invisibles, et tout puissants, et qu'on les remplaçât comme dans les tragédies par des personnages réels, le poème n'en deviendrait que plus beau.

Ce qui m'a d'abord fait venir cette pensée, c'est d'avoir observé que dans Homere, Virgile, Dante, Arioste, le Tasse, Milton, et en un mot dans tous ceux que j'ai lus, les plus beaux endroits de leurs poèmes n'y sont pas ceux où ils font agir ou parler les dieux, le diable, le destin et les esprits; au contraire tout cela souvent fait rire sans jamais produire dans le cœur ces sentiments touchants qui naissent de la représentation de quelque action insigne, proportionnée à la capacité de l'homme notre égal, et qui ne passe point la sphère ordinaire des passions de notre âme.

C'est pourquoi j'ai admiré le jugement de ce poète, qui pour renfermer sa fiction dans les bornes de la vra semblance, et des facultés humaines, a placé le transport de son héros au ciel et aux enfers dans un songe dans lequel ces sortes de visions peuvent paraître naturelles et croyables.

D'ailleurs il faut avouer que sur la constitution de l'univers, sur les lois de la nature, sur la morale et sur l'idée qu'il faut se former du mal et du bien, des vertus et du vice, le poète sur tout cela a parlé avec tant de force et de justesse que l'on ne peut s'empêcher de reconnaître en lui un génie supérieur et une connaissance parfaite de tout ce que les philosophes modernes ont de plus raisonnable dans leur système.

Il semble rapporter toute la science à inspirer au monde entier une espèce d'amitié universelle et une horreur générale pour la cruauté et pour le fanatisme.

Egalement ennemi de l'irréligion, le poète dans les disputes que notre raison ne saurait décider, qui dépendent de la révélation, adjuge avec modestie et solidité la préférence à notre doctrine romaine, dont il éclaircit même plusieurs obscurités.

Pour juger de son style il serait nécessaire de connaître toute l’étendue et la force de sa langue; habileté à laquelle il est presque impossible qu'un étranger puisse atteindre, et sans laquelle il n'est pas facile d'approfondir la pureté de la diction. Tout ce que je puis dire là dessus, c'est qu’à l'oreille ses vers paraissent aisés et harmonieux, et que dans tout le poème je n'ai trouvé rien de puéril, rien de languissant, ni aucune fausse pensée, défauts dont les plus excellents poètes ne sont pas tout à fait exempts.

Dans Homere et dans Virgile, on en voit quelques-uns, mais rares; on en trouve beaucoup dans les principaux, ou pour mieux dire, dans tous les poètes de langues modernes, et surtout dans ceux de la seconde classe de l'antiquité.

A l’égard du style, je puis encore ajouter une expérience que j'ai faite qui donne beaucoup à présumer en faveur du sien.

Ayant traduit ce poème couramment en le lisant à différentes personnes, je me suis aperçu qu'elles en ont senti toute la grâce et la majesté; indice infaillible que le style en est très excellent, aussi l'auteur se sert il d'une noble simplicité et brièveté pour exprimer des choses difficiles et vastes, sans néanmoins rien laisser à désirer pour leur entière intelligence, talent bien rare, et qui fait l'essence du vrai sublime.

Après avoit fait connaître en général le prix et le mérite de ce poème, il est inutile d'entrer dans un détail particulier de ses beautés les plus éclatantes. Il y en a, je l'avoue, plusieurs dont je crois reconnaître les originaux dans Homere, et surtout dans l'Iliade, copiées depuis avec différents succès par tous les poètes postérieurs; mais on trouve aussi dans ce poème une infinité de beautés qui semblent neuves, et appartenir en propre à la Henriade.

Telle est, par exemple, la noblesse et l'allégorie de tout le 4me livre; l'endroit où le poète représente l'infâme meurtre d'Henri III et sa juste réflexion pag.11 sur ce misérable assassin, édition de Londres 1733, chez Innis.

C'est encore quelque chose de nouveau dans la poésie que le discours ingénieux que l'on lit au milieu de la page 145 sur les châtiments à subir après la mort.

Il ne me souvient pas non plus d'avoir vu ailleurs ce beau trait qu'il met page 112 dans ce caractère de Mornais, qu'il combattait sans vouloir tuer personne.

La mort du jeune d'Ailly massacré par son père sans en être connu, m'a fait verser des larmes, quoique j'eusse lu une aventure un peu semblable dans le Tasse; mais celle de m. de Voltaire, étant décrite avec plus de précision, m'a paru nouvelle et plus sublime.

Les vers, page 175, sur l'amitié sont d'une beauté inimitable, et rien ne les égale, si ce n'est la description de la modestie de la belle d'Estrée, page 197.

Enfin dans ce poème sont répandues mille grâces qui démontrent que l'auteur né avec un goût infini pour le beau, s'est perfectionné encore davantage par une application infatigable à toute sorte de science, afin de devoir sa réputation moins à la nature qu’à lui même.

Plus il y a réussi, plus il est obligeant envers notre Italie, d'avoir dans un discours à la suite de son poème préféré Virgile et notre Tasse à tout autre poète quoique nous n'osions nous-mêmes les égaler à Homere, qui a été le premier fondateur de la belle poésie.

Une légère indisposition et de petites affaires m'ont empêché, monseigneur, d'obéïr plutôt à l'ordre que vous m'avez donné de vous rendre compte de cet ouvrage, j'espère que vous en pardonnerez le délai, en vous suppliant de me croire avec respect, monseigneur, votre, &c.