1760-12-30, de Élie Catherine Fréron à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous avez, monsieur, le talent heureux de rapprocher les choses les plus éloignées & les plus disparates.
A la tête de vos admirables Annales de l'empire germanique, vous rapportez un passage de Sadi, poète persan, sur la puissance de l'être suprême; vous avez même eu la complaisance de le traduire en vers blancs, & il faut avouer que cette citation est bien placée à propos d'une histoire d'Allemagne. Tout le monde, à ce sujet, ne pensera peut-être pas comme moi; mais, quelle que soit l'opinion d'autrui, j'ai trouvé ce passage sublime, & il m'a inspiré la curiosité d'en connaître plus particulièrement l'auteur. J'ai fait des recherches qui m'ont réussi, à ce que je crois. Permettez moi de vous en faire part. A qui puis je mieux adresser la vie d'un grand poète qu'à m. de Voltaire, grand poète lui même?

Saadi ou Sadi reçut le jour à Ispahan, vers le milieu du treizième siécle de notre ère. Il était, comme vous l'avez dit, monsieur, contemporain du Dante. Il fut un des plus beaux esprits qu'ait produits la Perse. Dès sa plus tendre enfance, il brûla de l'insatiable désir de tout savoir & de tout répéter; il avait des talents, l'ardeur du travail & de la facilité. Il conçut d'abord le noble dessein de surpasser tous les poètes tragiques qui l'avaient devancé; la Perse en compte trois qui seront toujours les maîtres du théâtre. Sadi composa donc des drames, où l'on rencontre des morceaux brillants, quelquefois du pathétique, du touchant, ce que nous appellons parmi nous des tirades, mais point d'ensemble; un style décousu, inégal, qui tient de l'épique & du familier; de belles scènes qui ne sont point amenées, des plans vicieux, de l'esprit, & nul jugement; c'est ce qu'on peut penser du théâtre de Sadi.

Il ne se borna pas à ce genre; il emboucha la trompette de l'épopée; il écrivit un poème en l'honneur d'un des premier héros de la nation persanne. On admira dans cet ouvrage beaucoup de beaux vers; mais l'arrêt des connaisseurs de son temps, confirmé par la postérité, est que ce poème épique n'est ni poème ni épopée, que c'est plutôt une histoire mise en vers, ouvrage dénué d'invention, de poésie, de chaleur; en un mot, il est prouvé que Lucain même, le dernier des poètes épiques, est, dans cette partie, bien supérieur à Sadi.

Notre écrivain audacieux, à l'âge de près de quarante-trois ans, comme par une inspiration divine, se jetta à corps perdu dans la philosophie, voulut pénétrer le sanctuaire de la nature, chercha même à deviner l'énigme de notre être, & finit par se faire siffler.

L'esprit humain connaît peu d'obstacles quand il est excité par l'amour propre. Bientôt l'histoire ouvrit à Sadi sa vaste carrière; il jetta un coup d'œil sur tout l'univers, & donna un Essai d'histoire universelle. On ne trouva pas encore ce titre assez modeste; on chercha dans cet ouvrage de la vérité, de l'impartialité, des connaissances, des rapports, des liaisons; on fut surpris de ne saisir que quelques traits de satire, quelques anecdotes suspectes que leur singularité avait rendues précieuses à l'auteur; car le singulier était tout ce qui frappait Sadi, quoiqu'il tranchât du philosophe. Il n'y a jamais eu d'enfants ni de femmelettes qui aient recueilli plus avidement que ce poète des contes absurdes & ridicules. Il est vrai que son style ingénieux, sans qu'il fût jamais le style du genre, faisait illusion; les ignorants & les demi beaux esprits plus redoutables encore aux lettres que les ignorants mêmes, cette sorte de lecteurs qui ne se donnent jamais la peine de s'arrêter, de réfléchir, de comparer, qui jugent souverainement de tout sans avoir rien appris, les gens du beau monde qui n'ont tout au plus que des notions superficielles de leurs plaisirs & de leurs vaudevilles: voilà ce qui composait la troupe des admirateurs idolâtres de Sadi. Le petit nombre cependant des hommes de goût, aussi rares en Perse que le sont les Guèbres ou adorateurs du feu sacré, ne se laissa jamais entraîner à ce prestige général; & ce sont eux qui ont jugé Sadi sans que sa mémoire en puisse appeller.

Je n'ai pas besoin de dire que notre bel esprit universel produisit encore une infinité de poésies légères; on y remarque de l'aisance & l'esprit du jour; mais elles sont toutes sur le même ton, & peuvent être réduites à un très mince recueil.

Sadi copiait sans pudeur tous les auteurs qui tombaient sous sa main; les Arabes bédouins ne dépouillent pas les caravanes avec autant d'audace. Après s'être enrichi de vols & de plagiats, il finit, comme l'Avare de Plaute, qui surprend sa main gauche volant sa main droite; il se pilla lui même. Nous avons plus de vingt volumes de Sadi, & il n'y en a pas un qui nous offre une idée neuve; il n'avait de l'imagination que dans l'expression, c'est à dire, que chez lui la forme était tout, & le fonds n'existait point. On ne sait trop sous quels traits le caractériser; il a fait nombre de vers, & n'a jamais été poète, parce qu'en Perse on met une grande différence entre un poète & un versificateur. On se gardera bien de l'inscrire parmi les historiens, puisque la vérité, la première qualité de l'histoire, ne se trouve point dans celles de Sadi, indépendamment de tous les autres défauts qu'on lui reproche. Quel nom donc lui donner? Celui de philosophe? Sadi philosophe! On aurait couvert de huées quiconque l'eût appellé ainsi. Bel esprit, & quoi encore? Bel esprit: tel est le nom que les écrivains persans s'accordent à donner à Sadi: heureux, disent ils, s'il eût reçu de la nature de l'invention, ce don qu'ont possédé très peu d'hommes sur la terre, Homère, Virgile, Lockman; s'il eût cultivé un seul genre d'étude, & s'il n'eût pas confondu le bruit populaire & la réputation solide! L'un frappe nos oreilles & meurt presqu'en naissant; l'autre croît toujours, & n'éprouve jamais de diminution.

Vous avez à peu près, monsieur, une idée de Sadi comme auteur. Pour que le tableau soit complet, je vais vous exposer l'homme. Songez que ce sont des traits épars que j'ai recueillis de plusieurs historiens; je vous les donne comme le hasard les amène sous ma plume.

Sadi a répandu dans ses ouvrages un vernis de morale & d'humanité qui en impose en faveur de l'écrivain; on serait tenté de croire que c'était l'âme la plus sublime & la plus sensible, l'âme d'un demi dieu; cependant toutes les histoires du temps nous le représentent sous des traits bien opposés. On prétend que dans sa conduite il ne fut qu'un homme & un très petit homme, affichant dans ses livres le mépris de la renommée, de la grandeur, de la fortune, & dans sa vie privée, bas courtisan, avide de la gloire la plus éphémère, & plus encore possédé du démon des richesses; faisant à chaque instant l'éloge de l'amitié, & ne pouvant ni mériter ni conserver un ami. Le vautour de l'envie dévorait son cœur; elle y versait sans cesse ses poisons les plus venimeux; Sadi se fût trouvé mal à la lecture d'un couplet de chanson qui eût paru passable; il mourait de douleur à la vue des bustes d'Homère & de Virgile; il souhaitait ardemment qu'un second déluge vînt bouleverser ce globe, & que ses écrits pussent surnager pour attester à la nouvelle terre que Sadi était le seul génie qui brillât dans l'ancien monde. Il ne marchait que par les sentiers tortueux de l'intrigue; il faisait jouer maladroitement les ressorts les plus grossiers, soit pour assouvir sa soif brûlante de la gloire & de l'argent, soit pour immoler à sa vengeance quiconque n'était pas prosterné devant son mérite. Il méprisait les grands, & il n'y avait point de bassesses, de manèges qu'il n'employât pour vivre dans leur familiarité.

La même journée voyait dans Sadi vingt hommes différents; toujours en contradiction avec son coeur & son esprit, il haïssait le soir ce qu'il avait aimé le matin, ou plutôt sa vie était une éternelle fureur ou un éternel dégoût. Sa sensibilité allait jusqu'à la petitesse de la créature la plus faible. C'était surtout dans les querelles littéraires qu'il donnait au monde des scènes puériles d'emportement & de déraison. On ne voyait plus en lui qu'un homme ivre qui s'abandonnait à tous les écarts de la tête la plus déréglée. Il ne rougissait point de se démentir à chaque instant qu'il parlait, ou qu'il écrivait; il s'en imposait à lui même, & tous ses artifices étaient aperçus par les yeux les moins pénétrants.

Je ne dis rien de son avarice. Les Arméniens, les Juifs essuyèrent de sa part des procès qui le couvrirent d'opprobre. Chaque lune il donnait une nouvelle édition qu'il désavouait la lune suivante; il vendait du vin & du blé comme il vendait des vers. Les Hébreux les plus habiles avouaient qu'ils ne possédaient point le calcul comme lui; ils le regardaient avec ce respect que des disciples ont pour leur maître. Sa vanité était insupportable, & révoltait à la fois le bon sens & l'humanité; il porta ce vice jusqu'à la folie, jusqu'à la rage. L'orgueil monstrueux de Caligula n'était rien en comparaison de l'orgueil de Sadi; la critique la plus modérée lui paraissait un crime digne de mort, & cependant ce ne fut qu'à la critique qu'il dut le peu de correction & de beautés réelles qui se trouvent quelquefois dans ses écrits.

Sa méchanceté lui attira plusieurs humiliations cruelles, une entr'autres de la part d'un officier persan qui se vengea de ses propos satiriques avec une arme moins funeste à la vérité, mais moins noble que l'épée. Sadi, outré de ce vil châtiment, s'avisa d'en porter ses plaintes au visir. Il se jetta à ses genoux, en lui criant justice, justice. Le visir qui savoit l'aventure, lui répondit froidement: Lève-toi; on te l'a faite.

L'âge ne fit qu'aigrir ses humeurs au lieu de les adoucir; son inquiétude, ses étourderies, ses extravagances le brouillèrent à la cour de son roi; un monarque voisin de la Perse, protecteur & cultivateur des arts, descendit de son trône pour accueillir Sadi avec bonté. Notre auteur en devint si orgueilleux, qu'on crut qu'il avait perdu la tête. Il manqua de respect & de reconnaissance à ce souverain, qui fut obligé de le chasser, & il se retira dans une espèce de désert, où il déclama tout à son aise contre tout le genre humain. Il avait joué le rôle d'Aristippe, que les plaisants de la Grèce appellaient le chien de cour; alors il fit le personnage de Diogène. On vit paraître de lui un poème rempli d'obscénités, qu'on ne lui eût pas pardonné dans sa première jeunesse. Il avait écrit pendant près de quarante ans que tout était bien, très bien; il se mit à dire qu'il s'était trompé, & que tout était au plus mal. Après avoir fait plus d'une fois dans ses écrits l'éloge des Mogolistans au dépens des Persans ses compatriotes, il chanta la palinodie, & finit par dire beaucoup de mal des premiers. Il avait toujours parlé avec estime des sages qui l'avaient élevé. Un de ces imans s'avisa de ne pas s'extasier d'admiration à la lecture d'un poème de Sadi; c'en fut assez pour que tout le corps des imans essuyât de sa part un orage affreux de calomnies & d'invectives; il s'en vengèrent en le plaignant, & en priant le ciel de le rendre plus raisonnable.

Sadi ne bégaya plus que de mauvais vers, & ne fit que se répéter de plus mal en plus mal. Il vantait continuellement les délices de son ermitage où il était dévoré d'ennui, le bonheur qu'il ne goûtait pas, sa maison de campagne qu'il appellait son château, & son exil qu'il décorait du beau nom de repos philosophique.

Il entretenait toujours des relations avec la capitale, & il écrivait souvent à deux ou trois admirateurs béats qui montraient ses lettres & les faisaient imprimer, croyant lui faire honneur dans Ispahan, où, malgré ses cabales & ses amis, chaque jour emportait de sa réputation, & épaississait sur son nom les ténèbres du silence.

Enfin, Sadi finit par dire du mal de la poèsie, de l'histoire, de la philosophie, des auteurs, des rois, de la terre, du ciel, de lui même, & mourut. Les uns prétendent qu'il expira dans un habit de derviche, & qu'il dit les choses les plus touchantes sur la vie & sur la vanité. D'autres soutiennent qu'il devint fou, & qu'il crut être Homère, Virgile, Socrate, Platon. Quelques uns veulent qu'il demanda pardon aux écrivains ses confrères, de s'être tant estimé, & d'avoir fait si peu de cas de leur mérite. Il pria néanmoins ses héritiers à son lit de mort de tâcher d'obtenir qu'il fût inhumé dans le tombeau des rois de Perse; ce fut sa dernière parole & sa dernière sottise. Il fut peu regretté. Les gens de bien le plaignirent d'avoir été aussi malheureux avec des talents, de la fortune & de la réputation. Les critiques du temps lui ont laissé peu d'ouvrages qui soient dignes des éloges du goût & de la vérité; copiste de tous les auteurs, il n'a pu servir de modèle.

Ce sont là, monsieur, les principaux traits que j'ai pu recueillir sur Sadi. Tous les écrivains qui en ont parlé disent les mêmes choses; mais je ne saurais me persuader que Sadi ait été tel que ces auteurs nous le dépeignent; je trouve dans ce portrait des contrastes révoltants; ne penserez vous pas, comme moi, qu'il est impossible que le même homme ait réuni tant de caractères opposés? Je m'en rapporte à vos lumières; vous pouvez juger ce fait historique mieux que personne; vous devez connaître ce qu'est l'âme d'un homme de génie, & si elle est susceptible de pareilles contrariétés. Peut on passer la moitié de sa vie à peindre dans ses écrits le néant des biens & des honneurs, & l'autre moitié à se tourmenter pour acquérir ces mêmes misères? Peut on vanter l'amitié & n'en pas goûter les charmes? Peut on répandre sur ses vers les larmes mêmes de l'humanité, & avoir des entrailles d'airain, exalter à tout moment la sagesse, la vertu, la raison, la tranquillité, & sacrifier tout à ses accès d'humeur, se montrer tour à tour un modèle d'avarice, de vengeance, de cruauté, d'orgueil, de haine implacable, en un mot, un tableau changeant de tous les ridicules, de tous les vices, de tous les travers? Comment Sadi n'ouvrit il pas les yeux au jour de l'âge & de l'expérience? Comment n'aima-t-il pas réellement cette demeure champêtre dont il nous fait la riante description dans ses vers? Quelle différence entre ce malheureux poète persan & vous, monsieur! Pardon si je me répands en louanges sur votre compte, & si je fais souffrir votre modestie; mais la circonstance & la vérité m'arrachent ces éloges. L'auteur de la Henriade, de Mérope, d'Alzire déploie dans la vie privée cette belle âme qui seule lui a fait produire des ouvrages si admirables. Qui mieux que vous a célébré l'amitié, & en éprouve les douceurs? Vous savez pardonner comme Guzman; c'est dans votre cœur que vous avez puisé ces beaux vers:

Et mon dieu, quand ton bras vient de m'assassiner,
M'ordonne de te plaindre & de te pardonner.

Surtout quelle noblesse dans votre conduite vis à vis les grands! Ah! que la postérité redira avec plaisir que l'illustre Voltaire dédaigna tous les honneurs, qu'il alla se renfermer au fond d'une terre pour y jouir de la vraie félicité, content de porter les noms d'homme & d'homme de génie, noms qui sont aujourd'hui si profanés; qu'en un mot, vous vous arrachâtes des embrassements des rois pour donner à l'étude & au repos les derniers beaux jours d'une vie qui fera l'entretien & l'admiration des siècles futurs! Jouissez bien, monsieur, de cette tranquillité qui vous est si chère, & dont votre âme philosophique connaît tout le prix. Ne laissez point échapper votre lyre divine de vos mains appesanties par l'âge; envoyez nous souvent des romans philosophiques aussi ingénieux que Candide, des odes aussi harmonieuses & aussi sublimes que votre ode sur la mort de madame la margrave de Bareith. Au nom des arts n'abandonnez pas notre théâtre: l'Ecossaise & Tancrède attendent des frères ou des sœurs; c'est l'expression de feu m. de Boissy. Que les histoires que vous écrirez soient comme touttes celles que vous nous avez données, l'école du grand homme, du bon citoyen, du philosophe éclairé, de l'amant du genre humain, si je puis parler ainsi, & puissiez vous, monsieur, ne mourir qu'avec vos ouvrages!

J'ai l'honneur d'être, &c.