[c. 1 October 1765]
Vous me demandés monsieur plusieurs éclaircissements sur l'affaire de ce malheureux pére accusé d'avoir donné la mort au fils qu'il pleuroit, je vais tâcher de vous satisfaire du mieux qu'il me sera possible.
Le sieur Colrat, bourgeois, habitant de cette ville et de la Religion catholique, s'étoit Retiré à Mangis, village distant de Montpr d'environ deux lieües pour faire ensemençer ses terres; il avoit emmené avec lui ses trois fils dont le plus jeune âgé d'environ dix-hit ou dix-neuf ans, nommé Réné Colrat, se disposoit à étudier en médecine; ce jeune homme eût dispute avec l'un de ses deux fréres sur quelque prétexte assès léger, et ils s'échaufférent assès pour en venir aux mains en présençe même de leur pére, qui est peut-être de tous les péres le plus indulgent et le plus tendre envers ses enfants; ce bon pére Court à ses deux fils tout émû et les sépare en faisant valoir les droits que la nature lui avoit donné sur eux. Peu de tems après Ce jeune homme tombe malade et meurt de cette maladie comme j'ai eu l'honneur de vous l'exposer dans ma première lettre. Voilà le fait ou, pour mieux dire, voilà ce qui a donné lieu à une accusation atroce malheureusement devenüe commune dans Ces païs où les trois quarts des hommes sont fanatiques. Le Sr Colrat avoit des ennemis, quel est l'honnête homme qui n'en a pas! On publie Sourdement que René Colrat en se battant avec son frere avoit reçû des coups dangereux et que le pére en les séparant avoit lançé un coup de pied Sur l'estomac de son dernier fils et qu'il l'avoit étendu roide mort. Ces bruits sont saisis avec enthousiasme par un peuple avide de tout ce qui est extraordinaire; portés de bouche en bouche ils parviennent aux oreilles du procureur du Roy dont la probité s'enflamme et qui sans s'apperçevoir qu'il se laisse entrainer par l'esprit de vertige qui anime le peuple, donne précipitamment des conclusions tendantes à faire une descente solomnelle sur les lieux pour s'enquérir du fait. On assure qu'un homme bassement ennemi du Sr Colrat, étoit l'auteur de cette accusation et qu'il en avoit été le délateur auprès du juge qui ne l'avoit point fait signer. Ce bruit dont je n'ose assurer la vérité, parcequ'il est impossible de tirer des éclaircissements sur des choses aussi secrettes, dans une conjoncture Surtout où l'on craint tant de penser par soi même ou l'on semble redouter une espéçe d'inquisition, ce bruit dis-je S'il est vrai donne un monstre bien dangerereux à mon païs et un magistrat dont l'inconséquence a failli devenir criminelle. Le lendemain de ce Réquisitoire le procureur du roi, le juge mage, le juge criminel et leur suitte partent à dix heures du matin de l'hôtel de ville au milieu d'une foule de peuple qui à ces préparatifs se grossissoit encore le Crime; ils vont à Mangis, trouvent un pére enseveli dans sa douleur et ne voyant dans sa maison que les marques D'une affliction générale telle que la procure la perte d'un fils aimé. Tout désabuse les juges, ils se repentent de s'être laissés emporter par un zéle peu éclairé, mais quel coup de foudre pour cet homme qui pleure si sincérement, d'apprendre le genre de crime dont on l'accuse; il attaque le procureur du roy, auteur d'une enquête qui le flétrit si indignement, il se traine à Toulouse où le parlement assoupissant l'affaire accorde à ses cris Réïtérés une lettre d'admonition pour le procureur du roy qu'on charge de tous les dépens. Voilà monsieur tous les détails que j'ai pû me procurer sur cette avanture; j'ignore si le Sr Colrat s'est désisté de ses poursuittes après la satisfaction que lui a accordée le parlement; du reste comme l'heureux concours de toutes les circonstances démontra la fausseté de l'imputation lorsque les juges furent arrivés sur les lieux, on n'alla pas plus loin et le Sieur Colrat ne fût point chargé des fers préparés Au crime.
Si le tems pouvait me procurer encor quelques nouvelles connoissances à ce sujet, je me fairai un devoir de vous les communiquer, il me seroit bien glorieux de participer en quelque chose à la cause de l'humanité remise en vos mains et que vous défendés si généreusement.
Enhardi par cette bonté qui vous a fait accueillir l'exposé de l'ouvrage dont j'ai eû l'honneur de vous entretenir, j'ose vous demander une nouvelle grâçe; tous mes efforts n'ayant pû réussir à me procurer le rapport du médecin et du chirurgien au Sujet du Cadavre d'Elisabeth Sirven, je prends la liberté de m'adrésser à vous avec confiançe pour l'obtenir. Comme j'ai crû Remarquer beaucoup d'inconséquences dans les extraits qui m'en sont parvenus je n'ose m'en fier là dessus à des connoissançes aussi vagues, et je craindrois d'attaquer un phantôme en improuvant les rapports sur Ce qu'en disent quelques papiers publics. J'attendrai encore votre reponse là dessus pour achever un travail dont le motif m'honore et qui ne trouve dans mon courage d'autre obstacle que celui de l'insuffisance.
J'ai l'honneur d'être monsieur avec les sentiments de l'admiration la plus respectueuse votre &c.
Je viens d'écrire à mr Mallet de la Brossiêre par le même courrier et je me suis acquitté avec sensibilité de l'imposition dont vous m'avés chargé à son égard.