De Paris ce 15 Avril 1734
Monsieur,
Je vous tiens parole & vous écris pour vous donner avis de mon nouvel enmenagement.
Je suis présentement logé chès moi, mais je puis presque dire que j'ai pour tout meuble l'une des plus belles vües de Paris, C'est celle du Pont neuf & de la Rivière. D'ailleurs le Manoir est on ne peut pas plus Philosophique, C'est une chambre ou j'ai un lit, une chaise, une Table; vous voïés que j'aime les unités. Cependant c'est malgré-moi que je suis ainsi logé. J'avois des meubles que Mr De Nocé m'avoit donnés il y a plus de troïs ans & c'est ce qui m'avoit fait prendre le parti que j'ai pris: En partant pour Essone il m'en avoit confirmé le Don. Quand j'y ai été pour les enlever, il me les a refusés, contre sa parole donnée, contre toutes sortes d'honnêtetés. Voilà pourtant cet Homme que tout Paris a mis pendant la Régence sur le chandellier de la Probité; voilà cet homme que j'y avois cru moi même. Je vous avoüe que je ne l'aurois pas cru capable d'une si vilaine action. Tout Paris l'a süe & tout Paris l'a blamée. Il y a des gens même qui ont osé l'apeller action de Coquin, attendu que lui même n'a aucun lieu de se plaindre & en éffect ne se plaint pas de moi. Pour moi je l'apelle l'action d'un fou comme toutes ses autres; Mais il faut prendre garde que l'esprit & le cœur sont extrêmément unis l'un à l'autre & que l'un entraine presque toûjours l'autre dans ses erreurs. Quand le Coeur est désordonné l'ésprit s'en sent & vicissim si l'esprit est dérangé à un certain point, il est bien difficile que le coeur ne s'en sente pas, & qu'avec un ésprit malade on ait le coeur bien sain. Mr De Nocé pour me tenir lieu de ce qu'il m'otte à voulu me faire accepter après quelques Loüis; Mais je lui ai dit tout net que j'aimerois mieux les prendre dans la bourse d'un Ami, & que je ne voulois plus ni lui avoir obligation, ni le voir de ma vie. En voila assès sur un sujet si désagréable.
J'ai lu enfin les Lettres Philosophiques de Voltaire. C'en est une édition autre que celle qui a été faite en Angleterre & que le Ministre a fait arrêter, quand je dis autre, je veux dire que ce n'est pas la même non que c'en soit une différente. Sur le Peu de connoissance que j'ai de l'imprimerie & des différentes manières d'imprimer de Paris, de Londres, de Hollande &c, ainsi que des différents Caractères je parierois tout ce que j'ai vaillant que celle ci est faite à Paris. Je ne voudrois pas en être l'imprimeur & je ne sais comment lui s'il est découvert & Voltaire s'en tireront car Mr le Garde des Seaux l'a menacé très sérieusement de la Bastille si ses Lettres paroissoient de façon quelconque.
Pour vous dire présentement ce qu'il m'en semble, il y a sept ou huit Lettres sur les Quakers d'Angleterre qui n'en aprennent rien de nouveau mais qui sont à quelque chose près très plaisament écrites. Le reste j'en suis moins content & en général je suis choqué d'un ton de mépris qui y règne partout & ce Mépris porte égallement sur sa Nation, sur notre Gouvernement, sur nos Ministres, sur tout ce qu'il y a de plus respectable, en un mot sur la Relligion. Il décide aussi cavalièrement de ces matières que du mérite, ou des deffauts de quatre vers Anglois. Cela est d'une indécence horrible & j'ai bien peur que cela ne lui fasse des affaires. Les Jansénistes surtout le vont beaucoup décrier, il tire sur eux dès qu'il en trouve l'occasion & il tire à boulet Rouge. Il les attaque de front. Mr Pascal le Géometre si renommé, cet homme de tant d'ésprit & de savoir, l'Auteur des Provinciales, en un mot l'un des Patriarches du parti, il le traitte comme un misérable, comme un Laquais. Ce sont ses Pensées sur la Relligion qu'il attaque & cela d'un ton cavalier qu'on n'avoit peut être encor jamais porté dans des matières si graves & avec un ton aussi méprisant que si il écrivoit contre l'Autheur de la Gasette d'Amsterdam ou de Bruxelles. Et toujours attaquant la Relligion en faisant semblant de la réspecter. Il y a outre cela une exposition de la Philosophie de Descartes & de Neuton & une apréciation de ce que l'un & l'autre peuvent avoir de mérite en Géométrie. Voila ce où je lis sans rien juger, ceux qui le peuvent faire m'ont assuré qu'il y a tout à Parier, qu'on lui a fourni les matéreaux de ce Morceau, il m'a paru assès bien fait pour ce que j'y ai entendu. Le Livre coute six francs & ne se vend que sous le manteau & avec peine, si cependant vous en souhaittés un éxemplaire je me charge de vous l'envoïer, j'avoüe qu'il est horriblement cher, car relié il n'aura guère que l'épaisseur d'un doit & il se vend ainsi broché.
Le livre du P. Montesquieu sur les Causes du Progrès & de la décadence de l'Empire Romain va paroitre incessament en Hollande où on l'imprime & nous l'aurons aussitôt. La Pièce de La Chaussée La fausse Antipathie est imprimée dediée a l'Académie Françoise, on entend bien ce que cela veut dire. Marivaux ne changera jamais. On vient encor d'imprimer de lui une Brochure, commencement de Roman à son ordinaire, sous ce titre Le Paysan Parvenu Premiére Partie 24 sols ches Praut. Je ne vous en dirai rien autre chose sinon que c'est toujours Marivaux se retournant sur lui même & remaniant les mêmes idées. Le petit Riccoboni vient de faire imprimer un fort mauvais Compliment qu'il a fait au Public en Vers Marotiques à la Clôture du Téatre. Je vous enverrois cette nouveauté si elle avoit quelques mérites, mais en vérité je me deshonorerois en croïant qu'elle en valut la peine.
Voila, Monsieur, tout ce que j'avois a vous mander. Faites moi la grâce de me donner de vos nouvelles, mon adresse est à Mr&c. Chès M r Lomier, Marchand Quinquallier à la Tête noire, rüe Dauphine à la dèscente du Pontneuf.
Je suis, Monsieur, toûjours très respectueusement Votre très humble & très obéïssant serviteur
Le Blanc