[10 June 1740]
Monsieur, il y a bien long-tems que je n'ai eû l'honneur de vous écrire.
Le long hivert dont nous ne faisons presque de sortir a agi juseques sur les Esprits & si j'en éxcepte l'Homme du Jour il n'a rien paru pendant tout ce tems qui ai du parvenir jusqu'à vous. Notre récolte d'Eté semble promettre d'avantage. Mr de Voltaire a le premier sauté le bâton. Hier on joüa pour la seconde fois sa Tragédie de Zulime, pièce que pour me servir de ses Expressions, il avoit composés pour les Oisons des Premieres Loges: ces Oisons toutes Oisons qu'elles sont ne s'y sont pas trompées, elles ont bien reconnu qu'elle étoit de luy, mais ne l'ont reconnu qu'à la conduite de l'ouvrage. Au surplus elles l'ont jugé la plus mauvaise Tragédie que Mr de Voltaire ait encor donné & selon quelques unes, c'est beaucoup à dire. Elles ont trouvé que c'est une Rapsodie d'Ariane, de Bajazet, d'Inès & en un mot que l'Autheur a été assés mal adroit pour ne faire qu'une mauvaise Tragédie de douze fort bonnes qu'il a fondües ensemble, elles ont trouvé que donnant une Pièce d'imagination, & où il n'étoit pas géné par les faits il étoit résponsable de toutes les Extravagances de ses Personages & qu'un Roman qu'un homme arrange à sa Guise doit du moins être intéressant. Je soupçonne moy qu'elles pourroient fort bien avoir raison & je crois que dans quinze jours tout Paris en sera convaincu, car je doutte que Zulime puisse vivre plus long-tems. L'Hivert prochain Mr De Voltaire nous donnera Mahomet pour prendre sa revanche.
En attendant il va nous donner incessamment une nouvelle Edition de ses Eléments de la Philosophie de Newton & il y ajoute pour faire tomber les Editions précédentes un Essai sur la Métaphisique adressé à mde la Marquise du Châtelet, il y fait une comparaison entre Leibnitz & Newton & entre dans les détails de la fameuse querelle de Leibnitz avec le Docteur Clark: Je ne sais s'il est assès fort pour juger entre ces grands hommes, & je pense qu'il eut mieux fait de dire
Les Institutions Phisiques de mde Du Châtelet vont paroitre ces jours-ci, il n'y a plus que la dernière feuille à imprimer. Nous verrons ce que dira le Géometre Allemand quand il verra paroitre sa besogne.
Pour moy, Monsieur, il y a six Mois que je n'ai rien fait ni pu rien faire, le grand froid, les Rhumes, les Fluxions m'en ont empêché; Actuellement encor l'aplication continüe m'est deffendüe & je ne puis la soutenir; un reste de fluxion sur les yeux est cause que dès que j'ai écrit quatre Pages mes yeux fatiguent au point que les Objets se confondent & que je souffre beaucoup; Voila je crois ce qui peut arriver de plus fâcheux à un Homme de Lettres.
Ne pouvant donc travailler autant que je le voudrois dans mon cabinet, je cherche à me dissiper par d'autres occupations. Je travaille, si je puis, à m'assurer du Pain. C'est ce que j'appelle faire ma fortune. J'ai trouvé un sentier qui pourroit bien m'y conduire & je le tenterai, mais avant que d'y faire le premier pas il faut que [je] sois muni de mon Passe port, c'est à dire d'un certificat de Mœurs de Mr l'Evêque de Dijon. Je prens la liberté de luy écrire aujourduy pour le suplier de m'accorder cette grâce & je l'espére des bontés qu'il m'a témoignées.
Oserois-je vous prier, vous Monsieur, de luy parler à ce sujet & de luy faire sentir que ma fortune dépend de luy? Un certificat dans la formule ordinaire ne feroit aucun éffect, il m'en faut un qui prononce tout au plus fortement & vous pouvés bien assurer Mr De Dijon qu'il peut répondre hardiment de mes Sentiments, de mes Mœurs, de mon honneur & de ma Relligion: j'ai besoin du Certificat de mon Evêque. J'aurois celuy de tout ce qu'il y a d'honnêtes gens à Paris si j'en avois besoin.
Avant que je finisse ma Lettre daignés recevoir, Monsieur, mes compliments sur le mariage de melle votre Fille cadette avec Mr Fleutelot, la liberté que je prens est justifiée par l'attachement respectueux que j'ai pour vous. J'attens nouvelles de votre santé & j'ai l'honneur d'être avec les sentiments que je vous dois d'estime, de respect & de reconnoissance, Monsieur,
Votre très humble & très obéissant serviteur
Le Blanc