De Paris ce 26 Décembre 1738
Non, Monsieur, j'ose vous l'assurer, je ne désire pas ardemment la place qu'on me destine dans la Maison de Condé & même le plus léger avantage du monde suffiroit pour m'y faire renoncer; mais dans la situation où je suis, tous mes Amis me blâmeroient, si je ne faisois pas tout ce qui est en moi pour l'obtenir, puisqu'on a jetté les yeux sur moi pour la remplir.
Mr le Duc est toûjours à Chantilly & j'attens son retour avec impatience pour savoir à quoi m'en tenir.
Il est trés vrai que Rousseau est à Paris chés Mr le Comte du Luc, mais il y est incognito sous le nom de Mr Richet. Néant-moins la Partie Civille, c'est à dire Saurin le Fils a promis de le laisser tranquille. On parle beaucoup & avec de grands Eloges d'une Ode à la Postérité qu'on dit que Rousseau a faite depuis son retour en France, mais je ne l'ai point encore vüe.
Murer que vous avés pu voir autrefois à l'Opéra & qui s'étoit jetté depuis dans la plus haute dévotion, est aussi, dit on, de retour à Paris & l'on ajoute même qu'il cherche à rentrer à l'Opéra; Ainsi il laisse sa place de Paradis à Rousseau qui comme vous savés est devenu très dévot: Je crois pourtant qu'un Saint de la trempe de Rousseau déshonoreroit le Paradis, & c'est pour le coup que les honnêtes gens se croiroient bien fondés à n'y pas vouloir aller.
Vous avés su l'avanture du P. Marsi Jésuite qui jusqu'ici avoit fait honneur à la Société par l'élégance de ses vers Latins; Dumoins la Gazette d'Utrec l'a imprimée tout au long: Les bons Péres l'ont renvoyé & si ce qu'on dit de luy est vray il va faire ici le pendant de l'Abé Des Fontaines.
Celuy ci pour se venger de l'Anti-Des-Fontaines dont je vous ai parlé, vient de donner sous le nom d'un Jeune Avocat de Province, La Voltéromanie, ouvrage aussi méprisable que méchant; quant aux reproches mutuels qu'ils se font & au fonds de leur dispute: Non nostrum inter eos tantas componere lites.
Il y a un Mois que la Traduction de l'Ouvrage de Mr Algarotti paroit, elle a pour titre Le Newtonianisme pour les Dames, c'est l'éxplication de tout le sistème d'Optique & de Coulleurs de Mr Newton. Nous ne goûtons pas beaucoup cet Ouvrage dans la Traduction, nous n'y trouvons qu'une froide Copie des Mondes de Mr de Fontenelle, avec cette différence que nous trouvons beaucoup plus de fadeur dans la copie que dans l'Original; Peut être est ce la faute du Traducteur qui n'a pas rendu toutes les beautés de l'Original; Dumoins, C'est se que dit Mr Algarotti qui se plaint amèrement des sottes Critiques, des frequentes bévües & de l'ignorance continuelle du Traducteur.
Nous attendons avec impatience Médus Tragédie dont l'Autheur s'obstine à garder l'Anonyme: on prétend que ce n'est qu'une refonte de l'Amasis & de plusieurs autres anciennes Piéces, & que c'est le même sujet que Mr De Voltaire a traitté dans sa Mérope.
Voltaire me rapelle une Avanture arrivée depuis peu, que peut être on ne vous aura pas mandée & que vous ne serés pas fâché d'aprendre. Il y a quinze jours ou environ qu'un Prieur de Sorbonne devant une Assemblée composée d'Evêques & de tout ce qu'il y a de plus respectable, prononça l'Eloge de Newton & de la nouvelle Philosophie, mais ce qui vous étonnera le plus, c'est qu'il y ajouta celuy de Voltaire & de Me Du Chatelet. Il les peignit tous deux sous l'emblême de Thésée & d'Arianne. Le sistème de Newton est le Labyrinthe où Mr de Voltaire est descendu à l'aide du fil que la Moderne Arianne luy a remis entre les mains: d'autant plus loüables l'un et l'autre que le Thésée & l'Arianne de la Fable ne brûloient que d'un feu matériel & qui n'en vouloit qu'aux sens, au lieu que le Thésée & l'Arianne du nouveau Testament, dit le Docteur de Sorbonne, n'ont l'un pour l'autre qu'un Amour spirituel & qui n'admet rien d'impur. Pour me servir du langage de ce Docteur on prétend toutes fois
Mr Cocquard m'a mandé que vous aviés eû la bonté de vouloir bien jetter les yeux sur les Papiers qui concernent ma petite affaire, je vous en rends milles grâces & regarde cette attention comme une nouvelle marque de vos bontés pour moi.
Je finirai cette Lettre par ces remerciments, & sans vous faire de compliments sur l'année ou nous allons entrer, je vous prie d'être bien persuadé que je pense tout ce qui vous sera dit à ce sujet, & que personne ne fait des vœux plus ardents que moi pour votre santé, puisque c'est de là que dépend toute votre satisfaction: vous possédés tout le reste & à celuy qui a Mentem Sanam& qui comme moi n'est pas brouillé avec la fortune, que reste-t'il à désirer sinon d'avoir toujours aussi, un étuy sain, comme disoit l'Abbé De Pons, pour loger un si précieux trésor. Agréés donc, je vous prie le renouvellement de mon respect & de mon attachement & de l'éstime profonde avec laquelle je suis, Monsieur, Votre &c.
Le Blanc