1736-04-30, de Jean Bernard Le Blanc à Jean Bouhier.

Monsieur, je viens de recevoir votre Lettre du 19 du présent mois.
Je passerai demain ou après demain chès Mr l'Abbé Bouhier pour l'éxemplaire dont vous voulés bien m'honorer. Recevés-en d'avance mes remerciments. Pour Mr De Buffons, vous êtes plus près de lui que moi, il est déjà à Mont-bard. Son Bâtiment l'occupe tout entier & il ne sera pas tranquille qu'il ne soit achevé.

Voici la petite Piece de Vers que je vous ai promise; elle ne valloit peut être pas la peine de vous être annoncée. J'y suis plus homme de bien que bon Poëte. Mais je ne fais marcher les talents de l'ésprit qu'après les qualités du coeur & je tiens beaucoup à tout Ce qui peut me faire éstimer des honêtes gens. En un mot ce n'est pas ici une Pièce fleurie, c'est un Ouvrage de sentiment. Peut être n'étoit-ce-pas à moi à en faire l'Apologie; quoi qu'il en soit, La voilà. Si Mon Père pour qui je l'ai faite, pensoit comme moi, il y a lontems que nous vivrions mieux ensemble. Mais que c'est un étrange homme! Je la lui ai envoïée & n'en ai point encor reçu de réponse.

Je vous dirai pour nouvelles Littéraires que Voltaire est à Paris. Nous nous sommes vus. Nous avons beaucoup parlé des ouvrages de Théâtre, d'Aben-Saïd & d'Alzire, du Perou & du Mogol, enfin après avoir soupé ensemble, il me quitta en parodiant à ce sujet l'un des plus beaux vers de sa dernière Tragédie. Voici le vers:

Votre Himen est le noeud qui joindra les deux mondes.

En voici la Parodie:

Ce souper est le noeud qui joindra les deux mondes.

Il dit qu'il est venu ici pour ses affaires, mais je soupçonne que c'est pour nous donner une nouvelle édition de la Henriade au grand proffit des Libraires & des Achetteurs.

La Théorie des Sentiments de Mr De Poüilly que Mr de Ste Hiacinthe nous a donnée, fait ici beaucoup de bruit. L'avés-vous lue? Qu'en pensés-vous?

Je ne sais aussi si vous avés lu cet Essai de M r Pope sur l'Homme. Cela me paroit un bien bon Ouvrage.

Je ne vous ai pas parlé jusqu'ici de l'affaire de l'Abé Des-fontaines; vous avés vu que je ne m'étois pas trompé dans mes conjectures. Elle n'est pas encor finie; il est vrai qu'on m'assuré l'avoir vû; ce que je sais de science certaine c'est que les Libraires qu'on a mis en prison à ce sujet n'en sont point encor sortis. La malignité du Public s'est bien manifestée à son occasion; dès qu'on a parlé de procéder contre lui, tout le monde s'est révolté. Il nous fait rire. Pourquoi lui faire du mal? Il dit que l'Abbe B**a volé les éstampes du Roy; Quel mal y a-t'il à cela? Tout Paris ne le sait-il pas?Le voila ce maudit Paris, Païs fait pour les coquins, mais où les honnêtes gens mourront toûjours de faim quelque mérite qu'ils aïent d'ailleurs. Que ne puis-je faire aussi des Libelles! Je serois plus à mon aise, & dans le besoin contre les recherches de la justice, je trouverois des Princes pour me protéger. Ici pour faire fortune ce n'est pas assés que d'avoir du mérite & des talents. Il faut de plus écrire contre la Relligion & les moeurs ou faire quelque grande sottise qui fasse parler de vous; avoir fait un Roman dans un Cloitre, ou de petits Vers gaillards étant jésuite, Quelques tems après quittés le froc & vous voila un grand homme, un homme recherché, un homme à faire les délices de tous les petits soupers; vo[us] voila la cocluche de toutes les cailletes & le bel ésprit titré de tous les petits-maitre de Robe. O que Paris est un Plaisant Théâtre pour qui en connoit tous les ridicules! Pardonnés-moi ces petites réflexions chagrines: Elles m'échappent malgré moi & comme cet Ancien je dirois volontiers Plenum rimarum sum, Hac illae perfluo. Si vous saviés à quel souper je me trouvai hier, vous ne vous étonneriés pas de l'humeur où je suis aujourdui. Mais il est tems de finir.

Je suis avec tout le respect possible, Monsieur,

Votre très humble & très obéissant serviteur

Le Blanc